mardi 29 mars 2011

L'imparfait de Flaubert

  
Sur ce sujet, la concurrence, j'en conviens, est rude. Un autre MP en a déjà traité ; mais il reste à en dire, sans prétendre égaler, au moins sur un point limité, qui peut éclairer à sa façon la tonalité de Madame Bovary

L'imparfait, en principe, narre un action qui dure et pendant laquelle intervient une action plus brève, particulière, qui va constituer la narration à proprement parler. L'imparfait établit le cadre, le fond du tableau, sur lequel l'événement énoncé au passé simple constitue la forme. L'imparfait est comme le fond (Grund), le passé simple, comme la forme (Gestalt). 
Le modèle parfait (cf. un billet récent) en est fourni par l'incipit : 
Nous étions à l'étude [il ne se passe rien, banalité, ronron] 
quand le proviseur entra. [événement, histoire, intérêt]. 
(soit dit en passant : le décalage entre les deux tonalités affectives est rendu aussi par la féminine du premier membre de phrase étuuuuud' , qui semble se prolonger, proroger, indéfiniment, et par la masculine brève de l'irruption : entrA). 
Il y a discontinuité, mais ce ne peut être que sur fond de continuité. Inauguration sur fond de banalité. Quelque chose advient : enfin ! on va s'étonner, on va rire ! 

Mais l'imparfait a aussi une fonction fréquentative : il décrit alors ce qui se passe souvent, assez régulièrement, selon l'ordre général des habitudes. Il n'est donc pas en cela très différent de l'imparfait qui rend le fond morne des choses. 
(Binet) avait chez lui un tour, où il s'amusait à tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison, avec la jalousie d'un artiste et l'égoïsme d'un bourgeois
= de temps en temps, assez régulièrement, assez fréquemment ; 
Cf. le fréquentatif anglais "to use to..." trop "fréquemment" rendu par  "avoir l'habitude de...", alors qu'un imparfait fréquentatif ferait très bien l'affaire. 

Flaubert associe parfois les deux fonctions (fond de tableau, et fréquentatif), tout en en biaisant les effets, et rend l'état d'esprit d'Emma, son ennui spécifique. 
L'imparfait est insistant : il nous présente un fond qui n'est que fond, qui se prolonge, qui dure, éternellement, qui n'est jamais rédimé par un passé simple salvifique. Il installe cruellement un non-temps : l'ennui.
Mais Flaubert parfois décrit des faits sur un mode fréquentatif alors qu'ils ne sont que des exemples de la banalité de la vie à Yonville. Le fait est banal ; il a pu, il a dû se produire ; peut-être plusieurs fois ; mais la vie est si morne qu'il semble que c'est la millième fois que cela se produit. La vie d'Emma est "un jour sans fin", un même jour, toujours recommencé, à quelques variantes insignifiantes près. Chaque fait qui se produit semble se reproduire, tant il est similaire à tous les faits qui composent la pauvre existence provinciale. Tout est marqué du sceau implicite de la répétition. 
Chaque petit fait est destiné à laisser entendre "... ou quelque chose de similaire, car de toute façon tout est similaire à tout." C'est un échantillon.
La banalité du fond est renforcée par les formes mêmes qui sont supposées se détacher sur lui, se faire remarquer, se singulariser, se faire remarquer, et qui ne sont ni singulières ni remarquables. Tout ce qui advient, terriblement répétable, rejoint le Grund. Ce n'est qu'un simulacre narquois de surgissement. 
L'imparfait nous fait attendre, avec Emma, un passé simple qui ne vient jamais ; ce serait, exemplairement, l'amour. La figure aimée surgit toujours au passé simple (on connaît le "Ce fut comme une apparition" de L'Education Sentimentale)

L'exemple le plus net de cette utilisation biaisée du fréquentatif me semble celui-ci : 
Elle dessinait quelquefois ; et c'était pour Charles un grand amusement que de rester là, tout debout, à la regarder penchée sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s'émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s'interrompre. Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s'entendait jusqu'au bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l'huissier qui passait sur la grande route, nu-tête et en chaussons, s'arrêtait à l'écouter, sa feuille de papier à la main
On conviendra que cette fin est étrange ; comme si, un très grand nombre de fois, ce clerc d'huissier était passé précisément sur la route, etc.... Ce n'est pas vraisemblable. Et c'est même comique (c'est du mécanique plaqué sur du vivant). Mais cet huissier en chaussons (très incongru), immobilisé, emblématise de façon caricaturale le rayonnement d'Emma. 
  

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