lundi 28 mars 2011

Valéry : Le Cimetière marin (quelques remarques)

  
Rien de plus connu que le Cimetière marin ; et pourtant, ce sont toujours les mêmes choses qu'on l'on dit, et ressasse. Alors que d'autres remarques importantes sont toujours (me semble-t-il) oubliées. Quelques échantillons : 

1/ Le Cimetière est un grand poème nietzschéen d'assomption du sensible, contre les faux-semblants des arrière-mondes délétères pour la vie. Le premier vers, un des plus connus de la poésie française, annonce ainsi discrètement son thème : 
"Ce toit tranquille où marchent des colombes..."
Or toute la génération de Valéry était imprégnée de Zarathoustra, où on lit, dans le chapitre intitulé "L'heure la plus silencieuse" : 
"Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde." Traduction un peu lourde de :
"Gedanken, die mit Taubenfüßen kommen, lenken die Welt."

2/ Archi-connu aussi : quand il comprend ce qu'il entrevoit à travers les pins, le poète s'écrie : 
"La mer, la mer, toujours recommencée"
C'est la fin d'une épuisante marche dans le désert intellectuel : on est sauvé in extremis ... comme les soldats de l'Anabase de Xénophon qui, en péril de mort dans leur marche à travers le désert, s'écrient enfin :
"Thalassa ! Thalassa !"
La ressemblance, voire le clin-d'œil, est manifeste. Ce n'est guère signalé dans les commentaires. Peut-être parce que c'est trop évident...

3/ Deux vers qui disent la même chose, chez Valéry en un décasyllabe dense (ne pas dire "un déca bien serré") ; chez Musset en un alexandrin qui n'est pas sans mérite, mais qui semble comparativement bien bavard : 
Valéry : "Les morts cachés sont bien dans cette terre"
Musset : "Les morts dorment en paix dans le sein de la terre


D'autres épisodes sont à venir sur le même sujet, car Valéry est truffé de références implicites, d'échos, de souvenirs, de parallèles, de refontes, d'allusions, de réécritures ; parfois ... d'emprunts. 

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Que penser du très singulier :
"Ce toit tranquille où picoraient des focs!" ?
J'imagine (mais n'en sait la teneur) que ce "foc" a fait couler beaucoup d'encre.
Comment expliquer ce vers ?

Michel PHILIPPON a dit…

... Ce toit tranquille où picoraient des focs...
Ce dernier vers a donné lieu bien sûr à une littérature abondante. PV disait n'en être guère satisfait ; qu'il fallait bien en finir (mais c'est structurel chez lui avec sa conception du poème inachevable) ; outre la cruelle limitation des rimes en "oc".
L'effet de retour au début est évident (peut-être trop...). Mais on ne peut parler d'identité avec le début (Pieltrain, dans son commentaire, p. 96, enfonce une porte ouverte) : on rappelle le début, mais à l'imparfait, pour montrer que le paysage est le même mais que l'âme a changé entre temps.

Pour ma part, j'insisterais sur deux points.

a) selon la trajectoire valéryenne presque constante des poèmes autres que le sonnet, on a une lente progression, puis une rapide montée en puissance, puis une explosion, avec une retombée assez brève vers le calme. Le schéma orgasmique est assez évident. Une fin pianissimo après la débauche d'orchestration des dernières strophes. On retouve les "oiseaux / voiles" du v. 1 sous la forme de "voiles / oiseaux".

b) la sonorité étrange, peu maniable du "oc", surtout en fin de poème, évoque cette beauté mallarméenne qui parfois se manifeste à travers des sons peu orthodoxes. Par exemple le vers auquel fait allusion mon blog :
"Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur"
où le "bloc" et le "chu" sont un peu étranges.
Ou bien, à la fin de la Jeune Parque, presque entièrement parallèle dans sa trajectoire au Cimetière marin,
"et si l'onde au cap tonne..." :
ce "cap tonne" est extrêmement curieux ; il sonne comme de l'anglais (Clapton !).
Et la JP se temrine aussi (si l'on oublie les 2 vers tombés du ciel) par un pianissimo :
"Doux et puissant retour du délice de naître".

Mais pour faire une étude sérieuse du vers 144, il faudrait le resituer par rapport aux 143 autres. Vaste programme.

Anonyme a dit…

"Ce toit tranquille où picoraient des focs" ! Voici un second "Anonyme" pour relancer et entretenir le feu valéryen, providences de cet excellent blog !

"Ce toit tranquille où picoraient des focs" il fallait bien que Valéry s'en déclarât insatisfait, Scorpion de lui qui entraîne tout le monde dans sa chute.

C'est une image trop simple et trop jolie (joliment simple), pour ne pas susciter l'extrapolation exégétique rituelle, dont l'ingéniosité avait déjà en son temps de quoi user les nerfs de l'auteur.

Entre Albert Cohen qui disséquait le Cimetière en Sorbonne, du vivant du poète perdu au milieu des étudiants amusés, et le colonel Godchot qui publiait du Cimetière marin une "traduction en vers français" il y avait de quoi développer un ulcère à l'estomac.

Que le toit soit la mer, mur bordant l'horizon, que les focs soientc les voiles blanches triangulaires, dont la houle fait piquer et redresser sans cesse les formes tels des cous de colombes marchant, picorant, c'est trop simple pour le docteur de l'Université qui redoute le chômage !

Mais que Valéry ait eu le génie de cette invention si simple que personne n'y pense, voilà qui n'est pas plus supportable pour les Docteurs de la Loi, pour certains d'entre eux en tout cas.

Valéry finit par déclarer "Mes vers ont le sens qu'on leur prête."

Mais il serait bien plus vain encore vain de mépriser l'exégèse en bloc ! L'étude la plus poussée, la plus serrée, la plus fidèlement structurelle du Cimetière Marin me semble celle récente de Françoise Manodritta dans "Paul Valéry secret" :

http://www.paulvalery.fr/

La révélation de cette structure cachée (le Cimetière marin et la Jeune Parque ont été composés selon des formes en colonnes) montre à quel point le souci phonétique préside à la composition poétique. L'exégèse courante (et ses références classiques, historiques, sociologiques, culturelles, psychologiques) qui ne tiendrait pas compte de cette matière première, de cette matière concrète et physique du travail du vers, risquerait de ne proposer que des interprétations de second ordre (*)

"Ce toit tranquille..."

Et puis n'oublions pas la version de secours donnée par Valéry à Pierre Louÿs (ou à Gide ?) dans une lettre ironique mais désespérant un peu de l'intelligence humaine :

"Je ne pouvais tout de même pas mettre :
'Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues, rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquile... Allons prendre des bocks !' "

(*) Voir aussi le texte du metteur en scène de "Narcisse" Louis Latourre "Vers un théâtre d'art" excellement écrit, sur le rôle de la sensibilité phonétique en poésie :

http://www.theatreartproject.com/theatre.html

Anonyme a dit…

Pas Albert Cohen, Gustave Cohen!