Jünger n'a rien d'un rationaliste, d'un homme des Lumières. C'est peut-être la raison pour laquelle il a si bien perçu, discerné, caractérisé le monde technique qui est l'extension universelle de la rationalité des Lumières : cela lui était suffisamment étranger, ou, plutôt, il en était assez éloigné pour que les grandes lignes lui en apparussent avec la netteté que donne la distance. Là aussi, les "bien que" sont des "parce que" inaperçus.
Jünger est aux antipodes du rationalisme, et pourtant il n'est pas romantique, au sens où on l'entend souvent. Il voit partout des signes, des symboles ; il se délecte d'augures, il savoure des présages ; mais sa vision de la nature n'a pas le sentimentalisme naïvement empathique qui caractérise souvent les Romantiques. Il a de ces signes une vision moins finaliste, animiste, que symbolique. Le monde n'est pas pour lui une extension du moi, il n'est pas animé d'affects semblables à ceux de l'homme, mais il est le lieu d'apparition de Figures finalement très abstraites, très peu incarnées, très peu chaleureuses - rien qui s'émeuve ou qui larmoie. Ce que Jünger voit transparaître, c'est un Ordre, et non la palpitation d'une vitalité, d'une émotion.
En quoi il ne fait peut-être que projeter sur le mode son propre style mental : assez froid, distancié, classique, sans pathos. Le caractère oraculaire ou augural qu'il aime à discerner dans les choses, les personnes et les événements, relève d'une structure, d'un dispositif, d'une harmonie cachée qui s'adresse au jugement. Il perçoit, il pressent des relations, des symétries, des parallèles ; non des chuchotements ni des confidences. Le monde a un langage, il est un langage ; mais le monde ne lui parle pas à l'oreille ; le monde dit, laisse entendre, parfois obscurément, parfois clairement ; à bon entendeur, salut ; son langage n'est pas adressé. Jünger sait qu'il y a à interpréter, mais il sait aussi que cette interprétation ne saurait être le fait d'une subjectivité qui prend le mors aux dents. Il admire l'attitude apocalyptique de Bloy, il y voit dans une certaine mesure un modèle, mais il est loin pour sa part de se laisser entraîner par l'ardeur d'un tel feu.
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C'est par cette étrangeté à la fusion-effusion de lui-même et de la nature qu'il est si loin du tempérament romantique au sens usuel du terme. Son admiration de la nature n'a pas grand chose d'une empathie, d'une Einfühlung.
Il s'agit donc d'une pensée très romantique en sa nature, mais dans un style mental foncièrement classique, rigoureux, médiatisé. Il voit tout à distance, y compris lui-même et les événements de sa vie. On peut le lui reprocher : son style ne vibre pas, sa pulsation ne s'emballe pas ; il est toujours posé. La vie est occasion d'apprendre, de déchiffrer, fût-ce très partiellement, des symboles. Jünger est singulier, pour un regard français en tout cas, car il est froid sur des thèmes que l'on associe souvent à la chaleur des passions. Rien d'échevelé chez lui. Pour déceler les symboles où le monde se laisse parfois deviner, il reste serein. Méfiance ! le cliché de la "sérénité gœthéenne" se profile dangereusement à l'horizon.
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