lundi 16 mai 2011

Rousseau : pureté, perfectibilité, pervertibilité


Pas de penseur plus compliqué, voire inextricable, que Rousseau : rapports entre la vie et l'œuvre, contradicitons et inachèvements de l'œuvre, falsification de la biographie, volonté de système et production disparate, équilibre mental précaire, position au foyer des contradictions du siècle, interprétations tendancieuses, récupérations politiques, interprétations psychologiques - tout complique tout. 
Si on le prend par le biais de l'érudition, il faut bien quinze ans pour s'en faire une idée précise. D'où l'utilité, pour le simple amateur, d'y repérer des lignes de force générales. 
Deux axes possibles, qui ne dispensent pas de la lecture et de l'approfondissement, mais qui permettent peut-être de ne pas demeurer enfoui dans les contradictions, dans les arbres qui cachent la forêt en même temps qu'ils la constituent. 
1. 
Selon l'image traditionnelle, Rousseau est l'homme de la Nature. Mais il est aussi l'homme de la Société - pas la société actuelle, qui est mêlée d'instincts naturels égoïstes et de pensées altruistes, mais la société du Contrat, toute altruiste. L'homme y retrouve une unité, une pureté qui était aussi, à l'autre extrême, celle de la Nature, occupée quant à elle des seuls instincts égoïstes. Dans les deux cas extrêmes, l'homme n'est pas divisé contre lui-même, n'est pas "contrarié" ; il peut donc y être heureux. Heureux dans la nature selon la bonté ; heureux dans la société selon la vertu. Si Rousseau déteste la société mêlée qui est la nôtre, et s'il vante tantôt la pure nature, tantôt la pure société, c'est qu'il n'est pas "penseur de la nature", mais d'une pureté qui se trouve à un niveau dans la nature, et à un autre niveau dans le Contrat. Le dénominateur commun, la basse continue de Rousseau, ce n'est pas la Nature, c'est l'Unité, la Pureté. Mais on a gardé le cliché de la Nature, plus commode pour l'imagerie. 

[ Soit dit en passant : mêmes remarques pour Valéry : on le dit intellectualiste. C'est pire que faux : c'est à moitié vrai. Valéry cherche la pureté de l'Intellect (Teste) ; mais il cherche tout autant la pureté de la sensation, il est un mystique de la sensation pure. Ce qu'il cherche, c'est la pureté, en un extrémisme, un purisme, qui peut trouver à se satisfaire dans la pensée sans la moindre sensation, aussi bien que dans la sensation sans la moindre pensée. Là aussi, Monsieur Teste fait image : c'est lui qui passe à la postérité. ]

2. 
Selon l'image traditionnelle, Rousseau critique la perversion de l'homme par les Lumières, les sciences et les arts. C'est vrai. Mais la position de Rousseau dans son époque s'explique par une raison plus profonde, plus générale. Le siècle a découvert que l'homme peut être amélioré, qu'il y a un progrès de l'humanité auquel il faut concourir. Mais Rousseau avertit : si l'homme peut être amélioré, c'est qu'il peut être changé. S'il peut être changé, c'est que sa nature n'est pas stable, pas définitive. Qu'il n'a pas de véritable "nature", au sens strict. 

Mais si l'homme, comme le dit l'optimisme du temps, peut être amélioré, c'est qu'il peut aussi être perverti. La possibilité de changer l'homme est possibilité de le changer pour le bien comme pour le mal. Là où l'époque s'émerveille de la "perfectibilité" (que Rousseau affirme), il faut voir aussi le danger de "pervertibilité". Si l'homme peut être modifié (ou se modifier), ce peut être pour le meilleur comme pour le pire. Rousseau veut faire contrepoids à un optimisme excessif, à un espoir unilatéral qui tend à enivrer les consciences. Le remède et le mal ne font qu'un. Rousseau reprend à propos de l'homme ce mythe que Platon évoquait à propos de l'écriture : comme toute technique, l'écriture est ambivalente, et peut être néfaste si on en use mal. L'homme lui-même devient un objet technique, comme le couteau qui peut servir à tailler ou à assassiner, comme l'écriture qui peut garder la mémoire ou figer la pensée. L'homme modifiable peut être modifié à moitié, et devenir un monstre, à la fois ancien et nouveau, sans unité, malheureux, entre deux chaises - cf. le point n° 1.


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