Pour Valéry, ce qu'on montre, du fait même qu'on le montre, est sans importance. L'important, on le cache prudemment. Valéry illustre cette idée par une image d'origine maritime (il aimait les bateaux, bien qu'il ne fût lui-même nullement marin) : ce qui se voit est "œuvres mortes", ce qui est caché est "œuvres vives" :
Valéry Mélange, Instants 1-393 :
« La personne peut se comparer à un vaisseau dont la partie vulnérable et essentielle se trouve sous la flottaison. Ce que l'on voit est œuvres mortes, décoration possible. Les agitations de la mer découvrent en partie les œuvres vives, qui sont ici : la sensibilité des organes vitaux (sympathique et pneumogastrique) et les sources d'énergie profonde, le tout plus ou moins lié à quelques secrets. C'est là ce que guette et vise son ennemi intelligent. »
L'idée est déjà chez Melville, avec une intéressante potentialité de généralisation :
Melville La Vareuse blanche, chap "conclusion", Pléiade t. 2 p. 739, cité t. IV p. 1304 (notes s. Billy Budd) :
« Vu de l'extérieur, notre bâtiment est un mensonge, car, du dehors, on n'en perçoit que le pont bien astiqué, ainsi que les planches de bordage, peintes et repeintes, situées au-dessus du niveau de l'eau ; tandis que la masse énorme de notre architecture, avec l'ensemble de ses magasins secrets, vogue à jamais au-dessous de la surface. »
« Outwardly regarded, our craft is a lie ; for all that is outwardly seen of it is the clean-swept deck, and oft-painted planks comprised above the waterline ; whereas, the vast mass of our fabric, with all its storerooms of secrets, for ever slides along far under the surface. »
4 commentaires:
Je ne connais pas Melville et la citation est vraiment intéressante. J'ai pensé en lisant le billet à Larochefoucault, pour l'ensemble de son œuvre qui me semble consacrée à ce thème du déguisement du moi. Peut-on en faire un auteur du soupçon selon vous ? Quels autres penseurs pourraient y être associés (avant le 19ème siècle) ?
cher anonyme, réponse express, et en vrac ; sorry.
... c'est pertinent et très compliqué ; le déguisment du moi, on en trouve pas mal, avant le XIX° ; ne serait-ce que Machiavel, à des fins stratégiques ; ou le retrait (à la Castiglione ou Gracian) ; ou le masque (à la Rousseau). Mais cette inversion stricte comme on trouve chez Melville ou PV, c'est peu fréquent.
N'empêche que PV dit aussi, en un sens, le contraire, quand il dit que les secrets que cachent les hommes sont d'une grande banalité, et donc d'un grand ennui. Les hommes se ressemblent tous par là... D'où son ennui devant la littérature de confession (attitude à mon avis mal interprétée par Lejeune, qui voit pruderie là où PV y met je crois l'ennui devant la banalité).
... "soupçon" : au sens large, oui, La Rochefoucauld est un pensur du soupçon, à la Nietzsche, ne serait-ce que pour cette bonne raison que c'est une des sources de Nietzsche, et que c'est donc plutôt N qui est larochefoucaldien. Les pensées du péché aussi sont proches de théories du soupçon : le Mal sait se déguiser en Bien, le Diable den Dieu. Cf. les spirituels du XVII°, Malebranche, Bérulle, etc : Malebranche : l'âme est obscure à elle-même, donc on ne sait pas si elle fait son salut ou sa damnation. Et, déjà, avec Montaigne, la corrélation entre les mœurs souterraines et les opinions supercélestes (nos théories, filles inavouées de nos vices).
ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines
(à cette occasion, je vois que se trouve (au Canada) le texte intégral de l'excellent vieux livre de Brunschvicg : Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne)
Pour en revenir à Valéry, il esquisse aussi une théorie de l'interprétation (à propos de La Fontaine) : voyez cet homme, il apparaît tel ; il faut donc considérer qu'il est exaactement le contraire.
Pour la notion de "philosophie du soupçon", il serait prudent de se limiter à celles pour lesquelles les pensées théoriques ne sont que la traduction inaperçue d'intérêts pratiques. (... mais alors, soupçonner le soupçon... psychanalyser le freudisme, diagnostiquer Nietzsche à travers le nietzschéisme, lier le Marxisme aux intérêts de Marx etc... du soupçon comme râteau...)
Merci de votre réponse.
En réfléchissant un peu, je me suis demandé si l'on ne pouvait pas, en forçant certes un peu le trait, faire revenir ce dont parle Valéry à la figure de Socrate, décrit par Alcibiade dans le Banquet :
"Je dis d'abord qu'il ressemble tout à fait à ces Silènes [215b] qu'on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs, et que les artistes représentent avec une flûte ou des pipeaux à la main, et dans l'intérieur desquels, quand on les ouvre, en séparant les deux pièces dont ils se composent, on trouve renfermées des statues de divinités [...]
"[...] ses discours ressemblent aussi à merveille aux Silènes qui s’ouvrent. [221e] Quand on se met à l’écouter, ce qu’il dit paraît d’abord tout-à-fait burlesque : sa pensée ne se présente à vous qu’enveloppée dans des ternies et des expressions grossières, comme dans la peau d’un impertinent satyre. Il ne vous parle que d’ânes bardés, de forgerons, de cordonniers, de corroyeurs, et il a l’air de dire toujours la même chose dans les mêmes termes : de sorte qu’il n’est pas d’ignorant et de sot [222a] qui ne puisse être tenté d’en rire. Mais que l’on ouvre ses discours, qu’on pénètre dans leur intérieur, d’abord on reconnaîtra qu’eux seuls sont remplis de sens, ensuite on les trouvera tous divins, renfermant en eux les plus nobles images de la vertu, et embrassant à peu près tout ce que doit avoir devant les yeux quiconque veut devenir un homme accompli."
C'est j'imagine un thème finalement classique "apparence / réalité", qui remonte presque à l'origine de la philosophie... Mais sans doute le vrai renversement de Larochefoucaul(d?) repris et augmenté par Valéry, réside en ceci : l'apparence est donnée agréable, et la réalité plus trouble, quand l'éloge fait a Socrate fait mention d'un aspect rebutant ou ridicule pour un fond aussi caché que divin. Mais là encore je ne suis pas sûr que la vision plus pessimiste du moraliste n'eût pas cours également déjà avant lui, même chez Platon...?
Aussi, mais c'est contemporain de Valéry, le texte d'Alain sur l'éducation, mais ce serait sans doute élargir trop le sujet, en tout cas en dehors de la seule vie psychique : "(...)et la vieille histoire de la coupe amère dont les bords sont enduis de miel me paraît ridicule. J’aimerais mieux rendre amers les bords d’une coupe de miel. Toutefois, ce n’est pas nécessaire ; les vrais problèmes sont d’abord amers à goûter ; le plaisir viendra à ceux qui auront vaincu l’amertume".
(très sommairement)
Si la philo-sophie est recherche de la sagesse, c'est que la vérité des êtres n'est pas manifeste. Dans la nature, il y a lieu de douter que les choses soient ce qu'elles paraissent ; de même en ce qui concerne nos semblables. Mais il y a une pente assez naturelle à passer à l'extrême : l'intérieur n'est pas forcément conforme à l'extérieur ... il est différent ... il est contraire ... il est toujours contraire.
En un sens comme en l'autre : le plaisant apparent peut cacher le mal ; la laideur apparente peut cacher le bien, qui est une sorte de beauté morale.
Le paradoxe, c'est que la tromperie, si elle est systématique, est elle-même une clé : il suffit d'inverser ; c'est ce que fait selon Hegel l'attitude romantique, ou chrétienne, qui fondent l'esprit révolutionnaire : si l'apparence est le contraire de al réalité, il faut tout renverser pour remettre les choses à leur place.
Cf. aussi Poe : la Lettre volée : si on veut vraiment cacher, il faut ne pas cacher.
La formule d'Alain est certes un peu éloignée, mais elle relève du même terrain philosophique : ce qui se voit, ce qui se sent de façon immédiate (ce qui est la définition du sensible), peut être contraire à la vérité. L'éducation consiste non à suivre ses impressions et ses plaisirs, mais à contrarier la pente de l'homme au faux, qui brille mais n'est pas d'or, via l'amertume de l'exercice, qui amènera, à terme, à la connaissance.
(que c'est mal écrit... !)
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