dimanche 31 juillet 2011

Le clown et le Christ (Starobinski ; Grimm ; Rabelais)


Qui admire beaucoup châtie tout de même un peu. 
Dans l'excellent livre de Starobinski (excellent et Starobinski, cela fait pléonasme) Portrait de l'artiste en saltimbanque, je suis surpris par deux absences. L'exhaustivité n'est pas le but de l'auteur, et la richesse du livre dispense de se plaindre. 
.. Je trouve donc que manquent un peu : 

1/ un poème très connu (peut-être trop connu) de Michaux : Clown
(...) Avec la sorte de courage qu'il faut pour être rien et rien que rien.
(...) Vide de l'abcès d'être quelqu'un (...) A coups de ridicule, de déchéances 
(...) CLOWN, abattant dans la risée, dans l'esclaffement, dans le grotesque, le sens que toute lumière je m'étais fait de mon importance.
Je plongerai.
(...) A force d'être nul
Et ras
Et risible...

2/ un commentaire inséré par Grimm dans le Salon de 1767 de Diderot ( OC CFL t. 7 p. 49).  
A la page précédente, Diderot parle des portraits qui ont été faits de lui, qui ne le satisfont guère, et dit en revanche : 
« Celui qui voit mon portrait par Garand me voit. Ecco il vero Polichinello. » 
A quoi Grimm ajoute : 
« Le mot Ecco il vero Pulcinella me rappelle un conte de l'abbé Galiani. Un missionnaire ayant établi ses tréteaux sur la place de Saint-Marc à Venise à côté d'un joueur de marionnettes, celui-ci s'attira si fort la foule par le moyen de son Polichinelle que l'autre ne put jamais avoir un auditoire. La pauvre missionnaire épuisa toutes les ressources de sa rhétorique pour débaucher quelques spectateurs à son heureux voisin. Enfin, voyant qu'il n'y pouvait réussir, il tira un crucifix de dessous sa casaque et s'écria d'une voix pathétique et forte : Ecco il vero Pulcinella qui tollit peccata mundi. Venite et audite verbum domini ! »
Ces lignes, me semblent-il, mériteraient d'être plus connues, car elles font se relier deux mondes. 
L'un qui va du moyen-âge à la prédication classique : Dieu est très haut, il faut le mettre à portée du vulgaire par le moyen de Jésus, homme-Dieu, qui lui donne une apparence sensible ; il faut montrer Jésus pitoyable, rabaissé ; ce monde continue jusqu'à la spiritualité du XVII° et du XVIII° siècles (Malebranche). 
Mais, ici, avec l'anecdote de Grimm-Galiani, le rabaissement pathétique de Jésus humilié prend une nouvelle dimension. Ce qu'il y a de plus grand se manifeste par ce qu'il y a de plus bas. Il s'agit en même temps 
     - du topos, hérité d'Esope, de la foule qui néglige les choses sérieuses au profit de bouffonneries ... (est-il besoin de rappeler Rabelais, dans Gargantua : 
"Le peuple de Paris est tant sot, tant badaud et tant inepte de nature, qu'un bateleur, qu'un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vielleux au milieu d'un carrefour, assemblera plus de gens que ne ferait un bon prêcheur évangélique.")
     - et de ce nouveau topos (romantique) du visible inverse de l'invisible. Dieu non seulement s'est fait homme, mais s'est fait le dernier des hommes : Dieu s'est fait clown. On voit ici préfiguré le Christ romantique, non seulement faible et méprisé, mais ridicule, égaré. Et, symétriquement, on voit se profiler le clown comme Christ... 
Les Christs et les clowns de Rouault, Starobinski le montre bien, s'équivalent - et même, les clowns sont au fond plus christiques que les Christs... 


PS : il y a quelque chose de clownesque dans le visage de Rouault :

(source : Wikilivres)

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