mardi 6 août 2019

Shakespeare Sonnets 1 & 2 (traduction M.P.)


Ce n'est pas le début d'une intégrale, hélas ! Mais  quelques sonnets ont bien voulu se laisser concentrer dans l'exiguïté du décasyllabe français rimé. 
D'aucuns disent qu'il faut rendre de tels vers par l'alexandrin français, qui est leur équivalent. Je ne crois pas ; parce que l'alexandrin français est trop facile, trop ample ; il devient vite profus, verbeux ; il s'alourdit de commodités ; il se fait le refuge des bien des paresses. Le décasyllabe français, surtout s'il doit rendre, autant que se peut, un anglais terriblement monosyllabique, ne permet rien. Il est strict et implacable. Entre deux options, choisir la plus difficile : on peut se le permettre quand on n'a pas l'intégralité des Sonnets à rendre à un éditeur, pour une date fixée (fort bien dite "couperet"). On peut passer des semaines, des mois s'il le faut sur 14 vers. Y passer le temps qu'il faut... C'est la tâche qui mesure le temps et non le temps-Procuste qui dé-finit la tâche. Travailler sans limite à un exercice d'admiration.

Sonnet I

From fairest creatures we desire increase,
That thereby beauty's rose might never die,
But as the riper should by time decease,
His tender heir might bear his memory :
But thou contracted to thine own bright eyes,
Feed'st thy light flame with self substantial fuel,
Making a famine where abundance lies,
Thyself thy foe, to thy sweet self to cruel :
Thou that art now the world's fresh ornament,
And only herald to the gaudy spring,
Within thine own bud buriest thy content,
And tender churl mak'st waste in niggarding :
        Pity the world, or else this glutton be,
        To eat the world's due, by the grave and thee.

Des êtres plus beaux nous souhaitons croissance,
Que la rose puisse ne pas mourir ;
Mais si le fruit mûr vers la mort s'élance,
Que son héritier soit son souvenir.
Mais tu gardes pour toi ton regard pur,
Flamme nourrie de ta douce substance ;
Hostile à toi-même, envers toi trop dur,
Tu répands famine au lieu d'abondance.
Toi, aujourd'hui l'ornement de la terre,
Et le seul héraut du printemps joyeux,
Tu détruis tes biens puisque tu les serres,
Cruel, dans ce bouton avaricieux.
        Aie pitié du monde ! ou, mangeur extrême,
        Engloutis sa part, tombeau de toi-même. 


Sonnet 2

When forty winters shall besiege thy brow,
And dig deep trenches in thy beauty's field,
Thy youth's proud livery so gaz'd on now,
Will be a totter'd weed of small worth held :
Then being ask'd, where all the treasure of thy lusty days ;
To say within thine own deep sunken eyes,
Were an all-eating shame, and thriftless praise.
How much more praise deserv'd thy beauty's use,
If thou could'st answer this fair child of mine
Shall sum my count, and make my old excuse
Proving his beauty by succession thine.
  This were to be new made when thou art old,
  And see thy blood warm when thou feel'st it cold.

Au quarantième assaut de l'hiver sur ton front,
Quand les tranchées auront labouré ton visage,
Cette fière livrée que tous nous admirons
Ne sera plus que loque exposée aux outrages.
Si l'on s'enquiert alors où loge ta beauté
Avec tous les trésors des jours délicieux,
Quelle faible louange et quelle indignité :
La dire ensevelie aux cernes de tes yeux !
Serait-il de ce don plus noble et bel usage
Que de pouvoir répondre en disant : Cet enfant
Excuse mes vieux jours , il est mon héritage,
Preuve de même beauté à soi se succédant.
  Tu produirais ainsi le neuf avec l'ancien,
  L'ardeur d'un sang nouveau quand glacerait le tien.