"Le commencement est ce qui ne vient pas nécessairement après autre chose, mais est tel que, après cela, il est naturel qu’autre chose existe ou se produise" (Aristote, Poétique, § 3)
... "ne vient pas nécessairement après autre chose" : il y a donc toujours de la contingence dans le commencement ; mais jusqu'à quel point ? La narration moderne n'hésitera pas à exhiber la contingence.
Trois romans très célèbres, racontent, à leur manière, trois voyages (deux s’intitulent « Voyage »), et commencent, c’est logique, par un départ - mais un départ brutal et curieusement motivé, ou non-motivé (Valéry : « Tout commence par une interruption »).
C’est l’auteur le plus ancien, Sterne, qui est le plus in medias res.
Les quelques lignes de prélude que donne Diderot ne préludent en rien à l’histoire qui va commencer avec ce départ précipité.
Céline, curieusement, est le plus explicite quant aux motivations, mais les pages de discussion sont passablement confuses. On sait que, dans une première version, c’était Arthur Ganate, le patriote, qui s’engageait : cette logique eût été fatale au mordant de tout le roman. L’engagement du héros se fait en contradiction avec ses opinions, ce qui va lui permettre d’explorer l’horreur du monde.
Cette manière brusque est dynamique, et dynamisante, car le lecteur se trouve tout à coup embarqué avec le personnage dans une aventure impréparée.
Notes :
1/ le titre de ce billet est une allusion à Fitzgerald
2/ les tout premiers « trois points » imprimés de Céline sont de pudeur et non de respiration.
3/ Diderot avait lu Sterne. Céline avait-il lu Diderot et Sterne ?
Sterne, Le Voyage sentimental, trad. Bastien 1803 :
« Cette affaire, dis-je, est mieux réglée en France. »
Vous avez été en France ? me dit le plus poliment du monde, et avec un air de triomphe, la personne avec laquelle je disputois... Il est bien surprenant, dis-je en moi-même, que la navigation de vingt-un milles, car il n’y a absolument que cela de Douvres à Calais, puisse donner tant de droits à un homme... Je les examinerai... Ce projet fait aussitôt cesser la dispute. Je me retire chez moi... Je fais un paquet d’une demi-douzaine de chemises, d’une culotte de soie noire... Je jette un coup-d’œil sur les manches de mon habit, je vois qu’il peut passer... Je prends une place dans la voiture publique de Douvres. J’arrive. On me dit que le paquebot part le lendemain matin à neuf heures. Je m’embarque ; et à trois heures après midi, je mange en France une fricassée de poulets,
They order, said I, this matter better in France. — You have been in France? said my gentleman, turning quick upon me, with the most civil triumph in the world. — Strange! quoth I, debating the matter with myself, That one and twenty miles sailing, for ’tis absolutely no further from Dover to Calais, should give a man these rights:— I’ll look into them: so, giving up the argument, — I went straight to my lodgings, put up half a dozen shirts and a black pair of silk breeches, — “the coat I have on,” said I, looking at the sleeve, “will do;” — took a place in the Dover stage; and the packet sailing at nine the next morning, — by three I had got sat down to my dinner upon a fricaseed chicken,
Diderot, Jacques le fataliste et son maître :
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.
Le maître : C’est un grand mot que cela.
Jacques : Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet.
Le maître : Et il avait raison…
Après une courte pause, Jacques s’écria : Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret !
Le maître : Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n’est pas chrétien.
Jacques : C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne. »
Céline, Voyage au bout de la nuit, 3° page environ :
« — C’est tout à fait comme ça ! que m’approuva Arthur, décidément devenu facile à convaincre.
Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme.
— J’vais voir si c’est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti à m’engager, et au pas de course encore.
— T’es rien c... Ferdinand ! qu’il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l’effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
Ça m’a un peu froissé qu’il prenne la chose ainsi, mais ça m’a pas arrêté. J’étais au pas. « J’y suis, j’y reste ! » que je me dis.
— On verra bien, eh navet ! que j’ai même encore eu le temps de lui crier avant qu’on tourne la rue avec le régiment derrière le colonel et sa musique. Ça s’est fait exactement ainsi. »
[Céline aime à faire, en conclusion de ses narrations les plus fantasmagoriques, une proclamation (très peu crédible) d'exactitude : cf. la dernière phrase des Féeries : "voilà les faits, exactement..." (! ! !) ]