Le décasyllabe n’est pas un mètre confortable. Deux syllabes de moins que l’alexandrin, ce n’est même pas une différence de degré, c’est une différence de nature - un fou et une tour de handicap. Le décasyllabe, serré, économe, est propice aux formulations brèves et denses (les Sonnets de Shakespeare, horlogerie miniature), quand l’alexandrin profus se prête aux narrations copieuses.
Avec le Cimetière marin, Valéry nous en donne un parfait exemple. Mais on peut se demander si c’est pour faire un poème quasi-gnomique qu’il a choisi ce mètre étroit, ou si c’est (selon ses dires) la venue en lui d’un rythme décasyllabique qui l’a mené à une poésie relativement ‘claire’ et ‘didactique’, comparée à ses autres poèmes (ses amis les plus stricts lui ont reproché une certaine « facilité »). En tout cas, il avait l’intention d’élever le décasyllabe à la puissance de l’alexandrin, ce qui n’est pas une mince ambition.
Conformément à l’usage, la plupart des vers sont découpés en 4+6 (cadence majeure) ou 6+4 (cadence mineure),
[cf. le poème complet avec ses coupes en appendice 2]
comme les deux premiers :
Ce toit tranquille / où marchent des colombes 4/6
Entre les pins palpite / entre les tombes. 6/4
Hormis quelques rares cas hésitants, la cadence majeure (4/6) a une majorité écrasante : sur 144 vers, 132 fois.
La cadence mineure se singularise (et donc se remarque) par sa parcimonie : 8 fois.
Quant à l’hémistiche (5/5), un seul cas.
La cadence majeure donne de la stabilité, de la fermeté, car c’est la fin du vers, sa chute (= cadence) qui soutient le début, Le bloc initial va se poser sur un bloc plus large.
Certains vers montrent de façon éclatante le décasyllabe ‘boosté’ en alexandrin :
Un long regard sur le calme des dieux […]
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres […]
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux […]
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe […]
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres […]
Il y a une part de subjectivité dans ces évaluations, mais il me semble que le plus puissant de ces décasyllabes est :
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux
qui contient au moins 5 syllabes longues, et rallongeables :
La mEr fidÈle y dOrt sur mes tOMbEAUX
qui donnent même envie de faire un rallentando sur le péon IV de la cadence, donc d’allonger (sans trop) « sur » et « mes »
ce qui donnerait 7 syllabes longues sur 10, avec une ultime on ne peut plus profonde, par le son et par le sens (et même par la graphie, qui n’est pas sans jouer un rôle), dernière syllabe qu’on peut laisser résonner indéfiniment, comme la note grave d’un grand piano de concert.
Ces tombeaux qui grondent, qui résonnent, me font irrésistiblement penser à d’autres, en décasyllabes aussi, qu’on trouve chez Baudelaire, et dont je me demande s’ils ne seraient pas à l’origine de la gageure valéryenne de porter le décasyllabe à la puissance de l’alexandrin. Il s’agit du (prodigieux) sonnet La Mort des amants, qui commence par un double miracle - mais tout est double chez Baudelaire, et dans ce poème plus encore qu’ailleurs.
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux
Décasyllabes symétriques 5/5, magnifiquement opposés. Le premier, tout en légéreté, en ascension : deux syllabes amples seulement (‘on’ + ‘è’), un ‘i’ très bref qui est comme le centre de gravité (ou de non-gravité) sonore et sémantique du vers. Le deuxième, le plus intéressant ici, tout en profondeurs, en ampleur, en ralentissement - cors, trombones et tubas. Le « lit » monosyllabique et pincé (petite flûte, ou pizz de violon) devient un opulent « divan », et les sons amples se multiplient en une sorte de pâte orchestrale :
Des divANs profONds comme des tOMbEAUx
Parallèle très tentant, compétition très possible avec :
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux.
On pourrait imaginer aussi une compétition avec Hugo, dont la voix caractéristique semble résonner dans le vers le plus riche en nombre de lettres :
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres
Alors, on pourrait voir les deux vers
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
comme une concurrence avec l'ampleur hugolienne (ce qui n'évincerait pas forcément la rivalité avec Baudelaire). Quand Valéry dit son admiration pour Hugo, c'est en effet pour des vers très abondants :
Le dur faucheur avec sa large lame avance
Mais il s'agit alors d'alexandrins.
Appendice 1 :
On a souvent dit que Baudelaire n’avait pas fait de poème absolument et entièrement impeccable. À mon avis, ici, il n’en est pas loin.
Pinaillons (en poésie, l’excellence est exigible) : hormis la deuxième moitié du vers 12, où les associations de T et de R me semblent un peu malcommodes, et hormis le fait que les vers 6 et 8 sont peut-être un peu trop nettement en miroir, il n’y a que des délices. Dans cette forme qui exige une perfection qu’elle interdit toujours, forme rendue encore plus périlleuse par le décasyllabe symétrique, Baudelaire a réussi au moins 7 merveilles (les vers 1, 2, 4, 5, 9, 11, 14). Cela suffit pour que Valéry y ait vu un grand maître à qui se confronter.
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;
Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Appendice 2 : (humblement utilitaire) : Le Cimetière marin, avec l’indication des coupes de chaque vers :
Ce toit tranquille, où marchent des colombes, 4/6
Entre les pins palpite, entre les tombes ; 6/4
Midi le juste y compose de feux 4/6
La mer, la mer, toujours recommencée 4/6
O récompense après une pensée 4/6
Qu'un long regard sur le calme des dieux ! 4/6
Quel pur travail de fins éclairs consume 4/6
Maint diamant d'imperceptible écume, 4/6
Et quelle paix semble se concevoir ! 4/6
Quand sur l'abîme un soleil se repose, 4/6
Ouvrages purs d'une éternelle cause, 4/6
Le temps scintille et le songe est savoir. 4/6
Stable trésor, temple simple à Minerve, 4/6
Masse de calme, et visible réserve, 4/6
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi 4/6
Tant de sommeil sous une voile de flamme, 4/6
O mon silence !... Édifice dans l'âme, 4/6
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit ! 4/6 (4/5+1)
Temple du Temps, qu'un seul soupir résume, 4/6
À ce point pur je monte et m'accoutume, 4/6
Tout entouré de mon regard marin; 4/6
Et comme aux dieux mon offrande suprême, 4/6
La scinti / llation sereine sème 6/4 (6/2+2)
Sur l'altitude un dédain souverain. 4/6
Comme le fruit se fond en jouissance, 4/6
Comme en délice il change son absence 4/6
Dans une bouche où sa forme se meurt, 4/6
Je hume ici ma future fumée, 4/6
Et le ciel chante à l'âme consumée 4/6
Le changement des rives en rumeur. 4/6
Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change ! 4/6
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange 5/5
Oisiveté, mais pleine de pouvoir, 4/6
Je m'abandonne à ce brillant espace, 4/6
Sur les maisons des morts mon ombre passe 6/4
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir. 4/6
L'âme exposée aux torches du solstice, 4/6
Je te soutiens, admirable justice 4/6
De la lumière aux armes sans pitié ! 4/6
Je te tends pure à ta place première, 4/6
Regarde-toi !... Mais rendre la lumière 4/6
Suppose d'ombre une morne moitié. 4/6
O pour moi seul, à moi seul, en moi-même, 4/6 (4/3+3)
Auprès d'un coeur, aux sources du poème, 4/6
Entre le vide et l'événement pur, 4/6
J'attends l'écho de ma grandeur interne, 4/6
Amère, sombre, et sonore citerne, 4/6
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur ! 4/6
Sais-tu, fausse captive des feuillages, 2/8
Golfe mangeur de ces maigres grillages, 4/6
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, 4/6
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse, 4/6
Quel front l'attire à cette terre osseuse ? 4/6
Une étincelle y pense à mes absents. 4/6
Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière, 4/6
Fragment terrestre offert à la lumière, 4/6
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, 4/6
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres, 4/6
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ; 4/6
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux ! 4/6
Chienne splendide, écarte l'idolâtre ! 4/6
Quand solitaire au sourire de pâtre, 4/6
Je pais longtemps, moutons mystérieux, 4/6
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes, 4/6
Éloignes-en les prudentes colombes, 4/6
Les songes vains, les anges curieux ! 4/6
Ici venu, l'avenir est paresse. 4/6
L'insecte net gratte la sécheresse ; 4/6
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air 4/6 (4/2+4)
À je ne sais quelle sévère essence... 4/6
La vie est vaste, étant ivre d'absence, 4/6
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair. 6/4
Les morts cachés sont bien dans cette terre 6/4 ou 4/6
Qui les réchauffe et sèche leur mystère. 4/6
Midi là-haut, Midi sans mouvement 4/6
En soi se pense et convient à soi-même 4/6
Tête complète et parfait diadème, 4/6
Je suis en toi le secret changement. 4/6
Tu n'as que moi pour contenir tes craintes ! 4/6
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes 4/2/4
Sont le défaut de ton grand diamant !... 4/6
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, 4/6
Un peuple vague aux racines des arbres 4/6
A pris déjà ton parti lentement. 4/6 (4/3+3)
Ils ont fondu dans une absence épaisse, 4/6
L'argile rouge a bu la blanche espèce, 4/6
Le don de vivre a passé dans les fleurs ! 4/6
Où sont des morts les phrases familières, 4/6
L'art personnel, les âmes singulières ? 4/6
La larve file où se formaient les pleurs. 4/6
Les cris aigus des filles chatouillées, 4/6
Les yeux, les dents, les paupières mouillées, 4/6
Le sein charmant qui joue avec le feu, 4/6
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent, 4/6
Les derniers dons, les doigts qui les défendent, 4/6
Tout va sous terre et rentre dans le jeu ! 4/6
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe 4/6
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge 4/6
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici ? 4/6
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ? 4/6
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse, 4/6
La sainte impati / ence meurt aussi ! 6/4
Maigre immortalité noire et dorée, 6/4
Consolatrice affreusement laurée, 4/6
Qui de la mort fais un sein maternel, 4/6
Le beau mensonge et la pieuse ruse ! 4/6
Qui ne connaît, et qui ne les refuse, 4/6
Ce crâne vide et ce rire éternel ! 4/6
Pères profonds, têtes inhabitées, 4/6
Qui sous le poids de tant de pelletées, 4/6
Êtes la terre et confondez nos pas, 4/6
Le vrai rongeur, le ver irréfutable 4/6
N'est point pour vous qui dormez sous la table, 4/6
Il vit de vie, il ne me quitte pas ! 4/6
Amour, peut-être, ou de moi-même haine ? 4/6
Sa dent secrète est de moi si prochaine 4/6
Que tous les noms lui peuvent convenir ! 4/6
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche ! 4/6 ? (2/2/2/2)
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche, 4/6
À ce vivant je vis d'appartenir ! 4/6
Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d'Êlée ! 6/4 (2+4/4)
M'as-tu percé de cette flèche ailée 4/6
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! 4/6
Le son m'enfante et la flèche me tue ! 4/6
Ah ! le soleil... Quelle ombre de tortue 4/6
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas! 4/6 (2+2/3+3)
Non, non !... Debout ! Dans l'ère successive ! 4/6
Brisez, mon corps, cette forme pensive ! 4/6
Buvez, mon sein, la naissance du vent ! 4/6
Une fraîcheur, de la mer exhalée, 4/6
Me rend mon âme... O puissance salée ! 4/6
Courons à l'onde en rejaillir vivant. 4/6
Oui ! grande mer de délires douée, 4/6
Peau de panthère et chlamyde trouée, 4/6
De mille et mille idoles du soleil, 4/6
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, 4/6
Qui te remords l'étincelante queue 4/6
Dans un tumulte au silence pareil 4/6
Le vent se lève !... il faut tenter de vivre ! 4/6
L'air immense ouvre et referme mon livre, 4/6
La vague en poudre ose jaillir des rocs ! 4/6
Envolez-vous, pages tout éblouies ! 4/6
Rompez, vagues ! Rompez d'eaux réjouies 4/7
Ce toit tranquille où picoraient des focs ! 4/6