Remarques sur deux personnages de Madame Bovary.
1. Binet
Il semble singulièrement lié au son.
Le bruit de son tour est obsédant, artificiel, mauvais signe. C’est un peu la transposition moderne du rouet de Gretchen (cf., outre le poème de Goethe, le lied de Schubert).
Quand Binet apparaît dans le roman, c’est en tant qu’homme qui ne parle pas ; il est silencieux jusqu’à la discourtoisie.
« pendant tout le temps que l'on fut à mettre son couvert, Binet resta silencieux à sa place, auprès du poêle ; puis il ferma la porte et retira sa casquette, comme d'usage.
– Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue ! dit le pharmacien, dès qu'il fut seul avec l'hôtesse.
– Jamais il ne cause davantage, répondit-elle ; il est venu ici, la semaine dernière, deux voyageurs en draps, des garçons pleins d'esprit qui contaient, le soir, un tas de farces que j'en pleurais de rire : eh bien ! il restait là, comme une alose, sans dire un mot.
– Oui, fit le pharmacien, pas d'imagination, pas de saillies, rien de ce qui constitue l'homme de société ! »
Quand on essaie de lui extorquer un renseignement, on est mal reçu :
« Pour en savoir plus long, elle interrogea le percepteur ; Binet répliqua, d'un ton rogue, qu'il n'était point payé par la police. »
Quand Emma le rencontre dans la campagne, il la surprend parce qu’il est silencieux (Diogène bourgeois dissimulé dans un tonneau), mais il lui reproche d’avoir été silencieuse :
« – Vous auriez dû parler de loin ! s'écria-t-il. Quand on aperçoit un fusil, il faut toujours avertir. »
Enfin, quand Emma, aux abois, va le voir, on n’assiste à la visite que par les yeux de deux commères qui, à travers les vitres, ont l’image mais pas le son. Elles conjecturent donc le sens (scandaleux bien sûr) de cette scène de cinéma muet. Seule l’exclamation finale traverse (semble traverser) les fenêtres :
« tout à coup, comme à la vue d'un serpent, [il] se recula bien loin en s'écriant :
– Madame ! y pensez-vous ?… »
Binet semble donc lié à des alternances de silence complet et de parole sèche, voire d’exclamation. Son rapport au son apparaît comme assez… binaire (pour faire un peu d’onomastique fantaisiste).
2. Léon
Onomastique problématique pour le personnage de Léon.
Prénom banal, surtout à l’époque, et vraisemblablement choisi pour sa banalité même. Mais, peut-on se demander (si je n’en ai pas trouvé trace dans les études sur Flaubert, c’est peut-être parce que l’idée n’a pas de pertinence), de quand date cette tradition humoristique populaire consistant à dire que le cri du paon est « Léon ! » ? (éternel problème de datation des parlers familiers). Ce serait bon à savoir car cet animal n’est pas étranger au monde de Madame Bovary. On songe bien sûr à :
« C’était une ferme de bonne apparence. […] On [y] voyait cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises. » (cité fautivement par Proust, comme souvent : « luxe des fermes cauchoises »
À l’Opéra, quelques instants avant de rencontrer Léon, Charles le maladroit apporte de l’orgeat à sa femme, mais « en vers[e] les trois quarts sur les épaules d'une Rouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les reins, jet[te] des cris de paon, comme si on l'eût assassinée. » Comme si cette dame, huissier et leit-motiv, annonçait le personnage qui va réapparaître…
Léon n’est guère valorisé par Flaubert (mais qui l’est ?). C’est un petit provincial, bien terne, qui a pris un léger vernis parisien ; il correspondrait assez au « luxe des fermes cauchoises. »
Notule complémentaire : il a été repéré que le personnage d’Hippolyte est lié aux chevaux non seulement par sa fonction et par son nom, mais aussi par son mal, le pied-bot « équin », dont la nature exacte inquiète Charles.
Cf. Michael Paschalis, « Hippolyte Tautain. Origine littéraire et identité sémantique d’un personnage de Madame Bovary», [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 01 novembre 2016, consulté le 01 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/anabases/4404 ; DOI : 10.4000/anabases.4404