Le passage est, à juste titre, très connu : à la noce d’Emma et Charles,
« De grands plats de crème jaune, qui flottaient d'eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en arabesques de nonpareille. »
Cette surface lisse et claire sur laquelle on écrit, il est aisé d’y voir une image (assurément délibérée) de l’écriture littéraire dans sa matérialité : feuille blanche et signes noirs. L’arabesque rend bien compte de la volonté d’art, de beauté, éventuellement de beauté non-figurative ; Kant parlerait de ‘beauté libre’ par contraste avec la ‘beauté adhérente’, liée quant à elle à la représentation reconnaissable d’une chose.
Mais la nonpareille, matériau singulier pour réaliser une graphie, a-t-elle une pertinence particulière pour Flaubert ? Il semble bien que oui. Le TLF donne comme définition « Dragée de très petite taille », et comme exemple, la phrase de Flaubert, inévitablement. Il s’agit de former des lettres avec des petits points juxtaposés, distincts, discontinus, ‘discrets’, pour obtenir l’apparence de lignes continues et souples (les mouvements courbes qui définissent la grâce selon Bergson). En réalité, cette continuité n’est qu’apparente : c’est l’illusion de la rétine qui, de loin, confond ce qui est au-dessous de son seuil de discrimination. C’est du discontinu pour le pâtissier (le producteur), mais du continu pour l’œil du convive (le consommateur), qui admire ce procédé. Et, bien sûr, du discontinu pour l’auteur, mais du continu pour le lecteur, qui consent avec joie à une agréable et virtuose tromperie.
L’unité du sens est faite par des mots qui sont séparés. Déjà, saint Augustin notait cette disparité entre les deux niveaux. Du point du vue du lecteur il y a une étrange corrélation entre la diversité des causes et l’unité de l’effet : la vision des divers caractères suscite la représentation de l’unité du sens. C’est que, du point de vue de l’auteur, ce fut l’inverse : la conception du sens est première, et amène à disposer des lettres, des caractères d’imprimerie.
Ceci ne semble donc pas très spécifique à Flaubert, sinon qu’il accentue le contraste en juxtaposant le plus discontinu (les petites dragées) et le plus continu (l’arabesque) ; il insiste sur les pixels pour suggérer le tour de force d’un rendu bien lissé.
Mais une autre formule de Flaubert vient enrichir le sens de cette description métaphorique de l’acte d’écrire, et la rapporter de plus près à la singularité de sa conception de l’écriture.
Il écrit à Louise Colet (21 août 1846) : « toi qui es d’un seul morceau, comme un bel hymne d’amour et de poésie », avant de marquer par contraste ce que sa propre personnalité a d’essentiellement disparate : « Moi je suis une arabesque en marqueterie, il y a des morceaux d'ivoire, d'or et de fer. Il y en a de carton peint. Il y en a de diamant. Il y en a de fer-blanc. » [...autoportrait express en couvre-chef charbovaryque...]
Il s’agit ici de psychologie (au sens philosophique de ‘théorie de l’âme’). L’être de Louise bénéficie d’une unité donnée ; celui de Gustave est une disparité à surmonter. Ces lignes mériteraient un long commentaire axé sur les notions du féminin et du masculin, du poète et du romancier, du donné et du conquis. Mais restons-en aux deux premiers mots : Flaubert se définit comme « une arabesque en marqueterie », formule qui décalque de très près la formule concernant le gâteau. Manifestement, Flaubert, « homme-plume » s’identifie à son écriture même, conçue comme association problématique de continu et de discontinu. L’arabesque est la volupté de la continuité, la marqueterie est le labeur de la juxtaposition (d’éléments ‘partes extra partes’ dirait un philosophe).
Quand Flaubert écrit, son labeur consiste à faire des phrases avec des mots. Des phrases bien unes, bien galbées, souples, fluides, musclées, avec les tessères que sont les mots. Le vocabulaire de la mosaïque vient avec celui de la marqueterie. Dans les deux cas, on obtient l’illusion du continu par la multiplication du discontinu, et par un effet de distance. L’écrivain passe sa vie à essayer, changer, substituer des mots, en d’interminables brouillons qui essaient de conjurer la discontinuité essentielle (et irrémédiable) des éléments constituants de la phrase. De là provient cette tonalité si reconnaissable que l’on a pu dire artificielle, morte, raide, paralysée, voulue, beaucoup trop voulue, terriblement concertée. Les petits morceaux de bois précieux, les petites dragées artistement disposées, les éléments juxtaposés ne peuvent se fondre avec naturel. On a toujours fait à Flaubert la même critique : son écriture tend à l’ « arrêt sur image ». La phrase, même bien galbée et unifiée, se referme sur elle-même, et on passe à la suivante. De même, si un objet passe dans la narration, on s’y arrête pour le décrire, parfois (souvent) avec une précision et un talent d’écriture qui fixent l’attention et rompent à proportion le cours du récit (le talent joue contre lui-même). En des efforts épuisants, Flaubert a tenté de mettre de l’huile dans les rouages, du mou dans les liaisons, de la souplesse dans les transitions. Mais avec ce qui est conçu séparément, il est quasi-impossible de faire une unité.
Valéry a peu parlé de Flaubert, sinon pour le méconnaître, volontairement ou non. Il a grandement négligé la parenté de son propre travail avec celui de l’ermite de Croisset (pour reprendre l’intonation des critiques mondains des années 30 qui traquaient les répétitions). Pour lui, écrire un poème, c’est essayer des mots, les changer, les substituer, sans fin : « Je suis le roi de la rature ». Ceci est un point commun significatif avec Flaubert. Il n’empêche que sa conception des rapports entre poétique et esthétique sont sensiblement différents. Flaubert veut vaincre la discontinuité dans la phrase, à défaut de la vaincre entre les phrases et entre les paragraphes, qui demeureront juxtaposés - au grand dam de bien des lecteurs peinés par cette succession de miniatures. Valéry quant à lui, lorsqu’il opère des subtitutions et des améliorations, sait que l’on ne pourra pas atteindre à une vraie nécessité de l’ensemble, fût-ce dans la forme miniature du sonnet (selon les normes d’Edgar Poe). Tout mot est choisi, et, de ce fait, d’une contingence jamais vaincue. Jamais vaincue, sinon dans l’impression, dans l’illusion du lecteur. Le travail de l’écriture consiste à provoquer l’illusion de la nécessité, de l’inchangeabilité. Il faut que le vers semble régi par la rigueur absolue d’une loi naturelle. Mais ce n’est qu’une apparence. Le poème n’apparaît ‘parfait’, ‘accompli’, non-modifiable, qu’en fonction des exigences et des capacités limitées du lecteur. La nécessité du poème est la défaite du lecteur qui, jouant le rôle d’auteur virtuel, rend les armes, couche son roi. Mais un poème n’est jamais achevé pour son auteur, qui voit les toujours contingences et ressent encore la vigueur des possibles.
Notons tout de même que Valéry est favorisé par le fait qu’en poésie (classique ou presque), il y a une grille métrique, une forme préexistante, qui facilite les choses en fournissant certes des gênes, mais aussi un filet de sécurité, une norme dont on sait clairement si on y a ou non satisfait. Tel n’est pas le cas de la prose, infiniment plus ductile et incertaine, sans normes préalables, et qui exige donc de tout inventer sans cesse.
Mais demeure chez les deux auteurs une même problématique de l’unité et de la continuité de l’œuvre. Valéry comme Flaubert se désespère de ne pouvoir faire que des morceaux, des blocs, assez satisfaisants en eux-mêmes, mais que l’on peut disposer en plusieurs manières dont aucune n’est décisivement meilleure que toutes les autres, qu’il s’agisse des strophes du Cimetière marin ou des séquences de La jeune Parque. On peut toujours rebattre des cartes dont chacune est finement ciselée. ‘Belle marquise’ ou ‘marquise belle’ ?
Flaubert dans la prose, Valéry (et Mallarmé avant lui) dans la poésie sont emblématiques de la conscience, de la lucidité quant aux moyens. Avec eux, l’écriture est, plus que jamais, choix, donc doute. La spontanéité, l’innocence, sont perdues. On n’écrit plus ‘comme ça vient’, c’est-à-dire d’une seule venue. On compose, on pose côte à côte. À l’opposé, Léautaud et les amateurs de Stendhal tiennent à une fluidité naturelle, à une souplesse de premier jet qui sont peut-être tout aussi inaccessibles. Flaubert et Valéry assument l’écrit comme tel : concerté, pourpensé, composé de mots dont le choix devrait amener aux confins de la continuité. D’autres visent l’idéal d’un écrit porté par le souffle même de la parole, par l’instant de l’émotion, ne pas quitter l’initiale continuité (fût-ce par le moyen paradoxal des trois points céliniens qui, moins qu’ils n’interrompent, relancent). Mais on ne peut ni fondre les éléments discontinus en unité, ni conserver l’unité quand on la traduit-trahit en mots disjoints. « La parole, disait Flaubert dans une formule célèbre, est un laminoir qui allonge toujours les sentiments. » Encore le laminoir maintient-il l’unité, même s’il la fragilise.
Peut-on (cruellement) transposer à l’écriture les souvenirs d’enfance de Gustave, qui se distrayait, dans l’hôpital de son père, en regardant les dissections :
« Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! […] Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. »