« Chaque fois, au départ, pour se mettre à la cadence, il leur faut du temps aux canotiers. La dispute. Un bout de pale à l’eau d’abord et puis deux ou trois hurlements cadencés et la forêt qui répond, des remous, ça glisse, deux rames, puis trois, on se cherche encore, des vagues, des bafouillages, un regard en arrière vous ramène à la mer qui s’aplatit là-bas, s’éloigne et devant soi la longue étendue lisse contre laquelle on s’en va labourant, et puis Alcide encore un peu sur son embarcadère que je perçois loin, presque repris déjà par les buées du fleuve, sous son énorme casque, en cloche, plus qu’un morceau de tête, petit fromage de figure et le reste d’Alcide en dessous à flotter dans sa tunique comme perdu déjà dans un drôle de souvenir en pantalon blanc.
C’est tout ce qu’il me reste de cet endroit-là, de ce Topo. »
***
« Nous lui tendions les mains. Ce fut l’heure. On siffla le départ qui survint dans un branle énorme, en catastrophe de ferraille, à la minute bien précise. Nos adieux en furent abominablement brutalisés. « Au revoir, mes enfants ! » eut-il juste le temps de nous dire et sa main s’est détachée, enlevée aux nôtres...
Elle remuait là-bas dans la fumée, sa main, élancée dans le bruit, déjà sur la nuit, à travers les rails, toujours plus loin, blanche… »
Céline cherche à faire jusqu’au bout l’expérience de ce qui le terrifie. Toute son œuvre est donc hantée et fascinée par la disparition, l’oubli, la dissolution, la dispersion, l’anéantissement, qui sont observés, consignés, décrits avec une complaisance qui a toutes les apparences d’une investigation systématique et morbide.
Mais si on écrit ce qui a disparu, cela a-t-il complètement disparu ? (cf. Hegel, Phéno., Certitude sensible).
Dans le Voyage, deux éloignements, deux disparitions, (Alcide, Baryton), se traduisent par un même effacement blanc. Dans le premier cas, sur fond d’Afrique noire ; dans le second, sur le fond charbonneux d’une gare parisienne. De l’individu avec tous ses caractères, il ne reste qu’une blancheur, une fumée, un néant dirait un Espagnol du siècle d’or, ou un spirituel français du XVII°. Tout n’est pas sombre dans le Voyage. Le noir, c’est l’horreur (cf. Kurtz) ; mais le blanc, c’est l’anéantissement silencieux. Le Voyage abonde en fondus au noir (qui finissent par sembler, peut-être, un peu trop nombreux) et en fondus au blanc, plus rares, qui s’équivalent puisqu’ils aboutissent à l’extinction, à l’in-différenciation. Le tout noir le tout blanc sont identiques dans le rien.
La perte de précision, de définition, anticipe visuellement l’affaiblissement du souvenir, et sa probable disparition. Tout disparaît dans le réel (dans l’espace) ; mais tout disparaîtra aussi dans le souvenir (dans le temps). L’écriture (étrange troisième plan d’existence) permet peut-être de maintenir quelque chose. Dans toutes les œuvres, le narrateur célinien ne cesse de déplorer l’oubli de tout, oubli que pourtant il conjure par son écriture. Comme Chateaubriand, Céline est l’homme de la disparition continue du monde et du moi. Mais cette déploration de l’oubli, ce thrène perpétuel revient, paradoxalement, à maintenir une sorte d’existence, de perpétuation. Déjà, les aquarelles de Montmartre jouent ce rôle … sotériologique :
« il leur refile ses aquarelles... Ils repartent heureux. Il travaille pas mal Blérois, enfin dans son genre, dans le vif, troussé, pittoresque... y a de la couleur, du tour de main, ça égaye une salle-à-manger... ça peut s'offrir, c'est frais à l'œil, c'est une fleur qui dure en somme, en forme de souvenir… » (Maudits soupirs p. 117)