[plus bas, quelques lignes supplémentaires, en couleur]
Pour les métaphysiciens classiques, il y a une « création continuée » - à savoir que Dieu ne crée pas le monde une fois pour toutes, mais le recrée sans cesse, à tout instant. Nulle créature ne peut durer en effet sans cette volonté réitérée de Dieu. Et comme Dieu est constant, on ne peut douter qu’il le recréera à l’instant suivant. En droit, le monde peut donc disparaître à tout instant ; en fait il ne le peut pas car il est de la nature de Dieu de ne pas changer d’avis. La menace est donc théorique, et ne donne que des frissons théoriques, c’est-à-dire pas de frissons du tout (cf. Descartes, Réponses aux Secondes Objections, sur la discontinuité du temps).
Avec Céline, en revanche, ce n’est pas une éventualité purement théorique, c’est une terreur de tous les instants. Si, pour Héraclite, « tout s’écoule », pour Céline, « tout s’écroule » (la formule revient plusieurs fois sous sa plume). La catastrophe est toujours possible, probable, proche, menaçante. L’homme n’est que de la pourriture en suspens. Le château de Sigmaringen penche dangereusement vers le Danube. Le cancer guette dans les recès du corps (préférentiellement, du côté de l’anu [sic], c’est plus évocateur…). Les exemples sont innombrables.
La vieillesse venant, la menace ne peut que croître. Les Entretiens avec le Professeur Y, sur un banc parisien, devaient s’intituler Bi du bout ; autrement dit : tout au bout, prêt à tomber (ultima verba). Ce texte est de 1955 ; une chanson portant ce titre est créditée en 1957 (était-elle connue avant ?)
Ph. Sollers écrit à ce propos :
« Que faudrait-il néanmoins entendre par cet autre titre abandonné, Bi du Bout ? Cette expression de la fin du XIXe siècle, bi du bout du banc pour sa formulation complète, par son assonance avait alors pour effet de renforcer le sens du mot « bout » et d’insister sur l’extrémité. Expression oubliée, nous dirions simplement aujourd’hui ‘au bout du bout’. »
Dans la même veine, Féerie commence par décrire des visiteurs en quête d’une dédicace d'autant plus précieuse que sa date serait plus proche du jour où Céline serait étripé, hachuré, rissolé. Henri Godard résume ainsi le thème premier du début de Féerie : « amie de longue date de Céline, Clémence était venue de loin solliciter des dédicaces qui ne manqueraient pas de prendre dans les jours suivants une valeur décuplée, d'être parmi les toutes dernières que Céline aurait accordées avant d'être exécuté. » L’auteur ne manque donc pas de ruminer : « le monstre de Montmartre sera haché ! Pour ça qu'ils sont venus tous les deux... Clémence et son fils... Ça immine... […] ils sont donc là pour l'imminence... l'estourbisserie du vieil ami... Clémence et son fils... »
De façon tout analogue, la fin d’un régime politique se proclame dans la passion des philatélistes pour les tout derniers timbres ou cachets à date :
D’un Château l’autre : « Ah, puis aussi, les timbres-poste ! je vous oubliais ! chercher des timbres, collectionner !... tous les bureaux de poste que j’ai vus à travers l’Allemagne, pas seulement Siegmaringen, les plus grandes villes, des plus petits hameaux, étaient toujours bourrés de clients, et aux guichets des « collections »... des queues et des queues, collectionner des timbres d’Hitler, tous les prix !... d’un pfennig jusqu’à 50 marks... moi je serais Nasser, moi par exemple, ou Franco ou Salazar, je voudrais voir si mes pommes sont cuites, je voudrais vraiment être renseigné, ce qu’on pense de moi... je demanderais pas à mes polices !... non !... j’irais voir moi-même à la Poste, les queues aux guichets pour mes timbres... votre peuple collectionne ?... c’est que c’est joué !… »
On est toujours dans l’imminence de la mort, de l'effondrement, de la fin.
« Imminent » est un mot que Céline emploie très souvent, de façon souvent étrange, allusive et très efficace, car il est emblématique de sa vision du monde :
Voyage : « Dans l’imminence de l’abattoir, on ne spécule plus beaucoup sur les choses de son avenir »
Voyage : « Et plus je fuyais l’esclandre et plus on devenait agressif, imminent à mon égard. »
Voyage : « on me semblait toujours en imminence de se supprimer une fois pour toutes, les uns les autres »
Hommage à Zola : « l’avènement imminent, infaillible, du communisme en Allemagne »
Mort à crédit : « La tragédie est imminente ; il faut pas en perdre une bouchée. »
D’un Château l’autre : « leurs ministres, généraux, amiraux !... qu’étaient imminents d’en découdre ! bouillants ! » […] « oh ! j’ai la très grande habitude de ces situations pires louches... de ces icebergs bien imminents près la bascule !… »
Nord : « toujours les vingt guerres imminentes ! »
C’est naturellement l’emploi le plus inattendu qui a le plus de force littéraire et de valeur expressive : « on devenait imminent à mon égard. » Par une ellipse typiquement célinienne, pas besoin de préciser : quand Céline écrit « depuis belle », on comprend tout de suite « depuis belle lurette » ; quand il dit « imminent », on sait qu’il s’agit de meurtre, de destruction, d’effondrement.
Le temps a toujours été représenté par un fleuve. Avec Céline, ce fleuve est devenu torrent :
D’un Château l’autre : « … le Château, faudra qu’il se fie à moi... pensez il aura basculé !... vermoulue croulure... l’équilibre est pas éternel ! il sera parti au Danube !... le Schloss et la Bibliothèque ! labyrinthes !... boiseries !... et porcelaines et oubliettes !... au jus ! et souvenirs !... et tous les princes et rois du Diable !... au delta, là-bas !... ah ! Danube si brisant furieux ! il emportera tout !... ah ! Donau blau !... mon cul !... si fougueux colère frémissant fleuve d’emporter le Château et ses cloches... et tous les démons !... te gêne pas ! hardi ! et les trophées, armures, gonfalons, trompes à secouer toute la Forêt Noire, si sonores que les pins peuvent plus !... culbutent de vibrer !... partent aux avalanches !... la fin des féeries des manoirs, revenants, triples sous-sols et potiches ! Apothicaireries et pots !... Vénus ébène ! au torrent tout ! »
d'autres imminences céliniennes :
Mort à crédit, Pléiade p. 903 : « Il me montrait en l’air, jusqu’au cintre, les piles et les piles... les entassements prodigieux... Les véritables glacis, les promontoires menaçants ! Branleurs !... Ça serait bien rare en effet si l’épouvante le prenait pas le commissaire de ‘Choiseul’, devant ces montagnes !... ces avalanches en suspens… »
Mort à crédit, Pléiade p. 961 : « le plancher brise, crevasse, s’entrouvre... Elle balance l’effroyable machine, elle danse au bord du précipice !... Elle incline... Elle bascule au fond… »
[...on songe à Salammbô…]
d'autres imminences céliniennes :
Mort à crédit, Pléiade p. 903 : « Il me montrait en l’air, jusqu’au cintre, les piles et les piles... les entassements prodigieux... Les véritables glacis, les promontoires menaçants ! Branleurs !... Ça serait bien rare en effet si l’épouvante le prenait pas le commissaire de ‘Choiseul’, devant ces montagnes !... ces avalanches en suspens… »
Mort à crédit, Pléiade p. 961 : « le plancher brise, crevasse, s’entrouvre... Elle balance l’effroyable machine, elle danse au bord du précipice !... Elle incline... Elle bascule au fond… »
[...on songe à Salammbô…]