On peut réduire la prose à sa fonction de transmission d’un message. Une fois le message transmis, il n’est pas nécessaire de le répéter. Valéry l’a dit et redit, lui qui détestait les redites. Mais la répétition peut être utile : la redondance a fonction pédagogique (la pédagogie est d’ailleurs presque toute de redondance et de ressassement). On peut répéter strictement pour s’assurer de la transmission ; on peut répéter autrement pour s’assurer de la compréhension.
La poésie, à l’inverse, n’a pas (ne devrait pas avoir) pour fonction de transmettre un message, mais de susciter chez le lecteur un état affectif. Contrairement à la prose qui marche, qui va d’un point à l’autre, la poésie danse (cf. Valéry) pour le plaisir de danser, et ses mouvements aboutissent moins à un lieu dans l’espace qu’à un état dans le psychisme. Semblable à la musique, la poésie peut donc se permettre de répéter, de se répéter, sans radoter. Ici, la répétition est plutôt caresse : il n’est de caresse que répétée, toujours recommencée : une fois ne suffit pas, doit être réitérée, confirmée, pour rassurer, rasséréner, garantir. D’où, aussi, la difficulté, voire l’impossibilité d’une poésie narrative ou didactique, qui s’accommode très mal de cette temporalité éprise de boucles et de retours.
Une certaine poésie moderne se signale, entre autres caractères, par son âpreté, voire son agressivité, en rupture avec une poésie plus traditionnelle visant à la souplesse, à une volupté plus tendre. Du point de vue rhétorique, la première se signalerait par le recours à l’oxymore, choc des contraires, dissonance qui fait des étincelles chez le lecteur ; la seconde, par la redondance, qui tend à la confirmation rassérénante. La poésie (Lévi-Strauss, après Valéry, l’a brièvement et admirablement montré) consiste en une double articulation de systèmes respectivement acoustique (signifiant) et sémantique (signifié) - hésitation prolongée entre le son et le sens. Or le son, le signifiant est (en général) dans la poésie, l’objet de répétitions : retour de schémas rythmiques, de rimes, d’assonances, de réitérations (jusqu’au pantoum). Toujours la musique et la mesure agissent sur le tympan, au moins en sourdine. Les formes simples de la poésie et de la musique populaires (le rondeau par exemple) assument très nettement ce plaisir simple de redire, de faire écho. Il est facile de remarquer que les mots tendres, hypocoristiques, jouent très souvent sur des répétitions (enfantines) de sonorités : Toto, Mimi, Loulou, Lola, Lolita…
Le retour (dont le rythme cardiaque est le paradigme, peut-être l’origine) est donc chose acquise en poésie. Mais on peut remarquer en outre que, bien souvent, les vers considérés comme les plus exquis redoublent ce caractère formel de leur rythme par des redondances dans leur contenu. On aurait alors un feu croisé d’insistances, à la fois dans le son et dans le sens. Souvent la beauté extrême de ces vers fait oublier de noter (cet oubli est un effet direct de leur efficacité) le caractère manifestement hyper-redondant de leur sens. La poéticité aurait un effet hypnotique sur la rationalité critique. Allons au plus connu.
On admire :
Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille
ne remarquant guère que c’est là une redondance caractérisée : « sois sage » / « tiens-toi plus tranquille ». Si l’on n’était pas dans une extase de bercement, on parlerait de ‘remplissage’. D’autant que la suite n’est pas en reste :
Tu réclamais le soir, il descend, le voici,
Une atmosphère obscure enveloppe la ville
deux vers qui ne sont faits que de redondances ou presque : tu voulais le soir ? 1/ il arrive, 2/ le voici, 3/ il fait sombre…
Et l’on finit par une (magnifique) répétition :
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
L’iambe (cardiaque) est présent trois fois tandis que « entends » se répète strictement.
En somme, le caractère aberrant du message est l’ingrédient principal de la volupté du massage. Caresse, bercement, hypnose, tout cela réclame la réédition du son, et s’augmente de la réédition du sens (« Dormez, je le veux !… Dormez, je le veux !… Dormez, je le veux !… »). Comme s’il s’agissait d’apaiser un enfant effrayé, de le persuader (pas le convaincre) qu’il n’y a pas de danger, que tout est serein comme l’amnios au mouvement léger et toujours recommencé. La sécurité, c’est de savoir à quoi s’attendre.
Autre exemple : Bérénice délaissée :
Que me sert de ce cœur l'inutile retour ?
L’alexandrin anapestique est sublime parce que sa forme mime quatre fois la pulsation du cœur tandis que son contenu la désigne deux fois comme vaine : « que me sert …? » et « inutile ». Vers mélancolique s’il en est : le temps n’est plus qu’une vaine répétition, que son propre radotage. Le réseau de relations sonores internes qui tend à faire du vers un système autonome se renforce d’une insistance sémantique - ici traitée de façon classique, discrète (une interrogation à la réponse évidente faisant double emploi avec un adjectif). On retrouve cette circularité mélancolique dans les trois vers entrelacés :
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
(ici, cruelle et sereine parodie du bercement en infinie répétition mélancolique).
Quelques échantillons :
Hugo : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne ».
Labé fait redonder le substantif et l’adjectif avant de dire la cruelle répétition du temps vide : « O jours luisans vainement retournez » (on est proche de la Parque et de Bérénice)
Corneille va loin : « Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ! » : répétition du mot, puis deux truismes : ce sont souvent les yeux qui pleurent, et les larmes sont souvent faites d’eau.
Valéry (Parque) : « Mon cœur bat, mon cœur bat ! Mon sein brûle et m’entraîne ! » : répétition de l’anapeste, suivie de « sein » qui reprend « cœur » et d’« entraîne » qui reprend « bat ».
Notons que la redondance poétique a son rôle dans la poésie hors du lyrisme et de la mélancolie
- Chanson de Roland : « Carles li reis, nostre emperere magnes » Trois désignations pour la même personne : tonalité épique. Mais ici, on n’est pas (pas encore) dans le narratif.
- dans Mallarmé : « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx » (‘onyx’, étymologiquement, signifie ‘ongle’ ; on n’est ni dans l’épique, ni dans le narratif, ni dans le didactique ; avec Mallarmé, il s’agit de mots).
La prose poétique est souvent telle par sa tendance à dire et redire une seule et même idée sous maintes formes, sans tomber pour autant dans le ridicule de la « belle marquise… ». Par exemple Jünger, traduit par un poète (Henri Thomas), dans la noble tristesse qui ouvre Sur les Falaises de marbre :
« Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s'empare de nous au souvenir des temps heureux. Ils se sont enfuis sans retour ; quelque chose de plus impitoyable que l'espace nous tient éloignés d'eux. Et les images de la vie, en ce lointain reflet qu'elles nous laissent, se font plus attirantes encore. Nous pensons à elles comme au corps d'un amour défunt qui repose au creux de la tombe, et désormais nous hante, splendeur plus haute et plus pure, pareil à quelque mirage devant quoi nous frissonnons. Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n'avons pas eu notre pleine mesure de vie et d'amours, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre […]. »
Sur une idée très connue, une dizaine de variations, toutes magnifiques, qui ne paraissent jamais redondantes car on est bien plus dans la musique que dans l’explication.
Quand il s’agit d’affectivité, Einmal ist keinmal (une fois n’est rien). De si consolants discours, des mots si tendres, notre cœur n’est jamais las d’en entendre, même si notre cerveau est déjà au courant. Il faut de la répétition car la phrase caresse, comme la caresse se reprend sans cesse (Narcisse a besoin de miroir et d’écho). La poésie est une danse qui est redondance, mais aussi abondance - abondance de biens qui ne saurait nuire.
L’étymologie de ces deux mots est la même : l’onde (unda), qui revient, le litige de l’onde avec le rivage (Valéry) ; c’est-à-dire « la mer, la mer, toujours recommencée » (Valéry encore, faut-il le dire ?). De même, abonder, c’est ajouter de l’eau, de l’onde (l’abondance était la dénomination narquoise, dans les collèges, du vin généreusement allongé d’eau). La poésie a donc partie liée avec la mer, la vague qui revient rythmiquement, comme revient le vers :
Chez Lorca :
El mar baila por la playa
un poema de balcones.
Chez Valéry :
… Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde
Au cap tonne,
alors on connaît, non pas l’ennui de la réédition, mais le
Doux et puissant retour du délice de naître.
La grande poésie, dit Michael Edwards (Leçon inaugurale au Collège de France) « attir[e] la langue dans son processus répétitif ». Elle parvient, pourrait-on dire, à convaincre le corps, à le ‘rassurer’ - ce qui suppose qu’on assure plus d’une fois : « oui oui, c’est bien ça, en effet, bien sûr, tout à fait… ».
Le vers est versus, retour, confirmation désangoissante. Par le double moyen de la répétition du son et du sens, de la forme et du contenu, la poésie peut être une double médication de l’angoisse.
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Appendices :
Le passage de Lévi-Strauss :
Quelques passages de
Koestler, Le Cheval dans la locomotive (Belles-Lettres, trad. Fradier) :
p. 44 « un poète devrait servir deux maîtres et opérer en même temps sur deux hiérarchies croisées : l'une régie par le sens, l'autre par le rythme, le mètre, la sonorité »
p. 196 : « Lorsqu'on lit un poème, deux systèmes de référence sont en interaction dans l’esprit, celui du sens et celui des rythmes sonores. De plus les deux matrices opèrent à deux niveaux de conscience, la première en plein jour, l'autre, beaucoup plus profond, sur ces plans archaïques de la hiérarchie mentale qui vibrent encore au tambour du chamane, et nous rendent particulièrement réceptifs et obéissants aux messages qui nous parviennent rythmés ou accompagnés d'un rythme. »
p. 197 : « La vision de l'artiste est bifocale, de même que la parole du poète est bifocale quand il bisocie le son et le sens ».
p. 289 « la poésie réussit la synthèse des raisonnements du néocortex et les pulsions émotives du cerveau ancien. »