La remise en cause de la notion de ‘moi’, tant en philosophie qu’en littérature et dans les arts, s’est faite surtout par les deux biais de l’émiettement et de l’effacement. Si la substance pensante cartésienne fut critiquée, ce fut surtout pour une unité désormais considérée comme artificielle, et pour une solidité qui n’aurait renvoyé qu’à un orgueil sans fondement. On voyait souvent derrière ce ‘moi’ une rémanence de l’âme chrétienne qui devait se maintenir stable et individuelle pour pouvoir être jugée.
Par un autre biais, le dionysisme tendait à une dissolution du moi individuel dans l’unité plus vaste et plus fluctuante du cortège, de la foule en ébriété.
Dispersion en flux aléatoires ou en collectivité floue, la remise en cause du moi ‘traditionnel’ allait avec une perte de conscience, de lucidité (höchste Lust de l’Unbewußt).
L’originalité de Jules Romains consiste à avoir tenté d’échapper à ce moi moi restreint sans en rabattre, tout au contraire, sur la conscience, sur la lucidité. C’est bien sûr cette originalité qui lui a valu d’être oublié dans les ténèbres extérieures au mainstream. Il y a chez lui une tendance (très avouée, et même élaborée en doctrine), à une ‘mégalopsychie’ qui peut paraître voisiner avec la mégalomanie, mais qui tend bien plus en fait vers le ‘monopsychisme’ (formulation métaphysique et religieuse, laïcisée dans sa latinisation en ‘unanimisme’). Parmi ses thèmes récurrents : la frontière, la cloison.
En 1903, lors de la fameuse ‘illumination’ de la rue d’Amsterdam, le jeune homme se sent inclus dans la foule, il se sent un avec elle, mais pas au prix de sa vigilance, tout au contraire : il s’est senti être la conscience de toute la rue. Sa poésie unanimiste de l’époque (qui est très loin d’être sans mérites littéraires) s’attache alors à décrire des groupes (des ‘unanimes’) qui se constituent, s’unifient, qui se défont aussi, dont le poète est la conscience. Son « Ode à la foule qui est ici » se fait la voix de la foule ici présente pour l’éclairer sur son statut véritable d’unité inaperçue. Mais rien de pythique, de somnambule dans ce très beau et très original poème. Ce n’est pas par l’utilisation de psychotropes que la communion devient possible ; c’est au contraire la communion elle-même qui est psycho-active et qui démultiplie les facultés et la joie de l’individu.
Le Grand Œuvre de Jules Romains (son ‘travail de Romains’ - difficile d’échapper au jeu de mots ; le choix du pseudonyme relèverait-il consciemment ou non de ce projet colossal ?), son Grand Œuvre donc est un roman qui dépasse toutes les limites : un seul roman, en 27 volumes, qui exprime dans tous ses aspects un quart de siècle où toutes sortes d’hommes cherchent en tous milieux, selon d’innombrables voies, une façon de faire groupe, de s’assembler, d’être autre chose qu’une foule. Ils sont certes tentés par les églises, les partis, des clubs, des loges, mais ces rassemblements institutionnalisés ne donnent lieu qu’à de médiocres regroupements. Un bémol (personnel) : l’absence de ce groupe passionnant qu’est l’orchestre (à peine esquissé par Anouilh).
L’auteur fait les choses en grand, plus que l’on n’a jamais fait, par les dimensions du roman, et par l’immense diversité des connaissances très précises qu’il mobilise en d’innombrables domaines. Les HBV sont une encyclopédie du monde et du savoir modernes. Son héros Haverkamp en est l’homologue financier et commercial. Ce parangon du dynamisme capitaliste est parti de presque rien et devient, par une habileté et une obstination inédites, un homme d’affaires planétaire ; ascension prodigieuse mais au fond très faiblement hédoniste car notre homme se sait et de veut l’instrument d’une force de déploiement, d’augmentation, qui le dépasse. On voit sans peine l’homologie entre Haverkamp et Knock : jusqu’ici, on a fait de la médecine artisanale : il faut passer au niveau industriel.
Dans le format romanesque, on dépasse les limites du roman (malgré la prescription d’Aristote de faire une œuvre que la mémoire puisse englober). Mais on ne se prive, en littérature, d’aucune forme, et non sans succès : roman-fleuve donc, roman classique, roman ‘philosophique’ et social (le remarquable et insuffisamment remarqué Mort de quelqu’un), poème, théâtre (comique avec Knock, poétique avec Cromedeyre), théorie du vers, essai, etc. Les dernières années de la production romainsienne n’ont plus le tranchant de la première moitié de sa carrière, mais cette première moitié suffit à notre lecture.
Enfin, il y a chez J. Romains une dimension qui a été souvent raillée, mais qui n’est pas d’un intérêt médiocre au moins quant à la variété des intentions : ses travaux sur la perception ‘dermo-optique’ (il en donne une transposition dans Les Créateurs). Voir avec les doigts : ce franchissement des frontières l’intéresse bien sûr car il correspond à son idéal de dépassement. Il soupçonne une possibilité ; il tente des expériences qui lui semblent partiellement concluantes. Le problème reste ouvert. Mais ce qu’il veut marquer avec force, c’est la désinvolture, l’incurie des institutions scientifiques à l’égard de ce qui sort des cadres. La leçon de ses tentatives dans ce domaine est moins de science que de psychologie. Outre les chapitres des Créateurs, bien des pages de la trilogie Psyché constituent de telles réflexions d’épistémologie et de psychologie de l’épistémologie dont il ne faudrait pas oublier l’existence, même si on peut contester la valeur littéraire de cette trilogie de fiction un peu encombrée de thèses.
L'orgueil (manifeste) de J. Romains serait-il injustifié ? Mis à part une pièce de théâtre « à l’ancienne », on peut juger que c'est l'échec généralisé. Sa poésie n’a pratiquement pas eu d’effet sur celle du siècle (est-ce mauvais signe pour lui, ou pour le siècle ?). Son théâtre poétique n’est plus joué. Les 27 volumes des HBV sont bien loin d’être tous réussis et d’être entièrement conformes à leur projet humain (unanimisme) et formel (simultanéisme). L’hypothèse sur la perception fait sourire. Enfin, les dernières années, académiciennes, sont oubliables.
Mais il reste l’intention qu’il a eue de montrer qu’au XXè siècle, un homme pouvait encore prétendre à une universalité qu’on pensait bien impossible depuis les grands humanistes. « Que peut un homme ? » C’est la question de Valéry qui s’orientait vers l’universalité mathématique et non vers l’infinie dispersion des savoirs positifs. Jules Romains a osé s’orienter, par la méthode simultanéiste des échantillons, vers la diversité périlleuse des sciences du réel, des choses, des êtres, des âges, des états d’esprit, des conditions sociales. N’y avoir échoué qu’à moitié est déjà très beau, ne serait-ce que par l’illustration qui est donnée des capacités d’un esprit.
Pour finir, un extrait qui peint bien l’impatience à se cantonner à un lopin prédéfini, à creuser un sillon qui finirait par devenir un tombeau (double voire triple sens du mot 'concession') :
Le Dieu des corps, Le Livre de poche p. 17 :
"… j’ai eu de la peine à faire de mon élan vers la science pure un enthousiasme pour la carrière scientifique. Je m'aperçus, en m'en approchant, que si elle s'accommode à la rigueur de hautes qualités intellectuelles, elle exige qu'on y joigne des qualités tout autres : le sentiment de la hiérarchie, un arrivisme patient et sournois, et la haine de l'imprévu. Bref une combinaison de l'esprit fonctionnaire et de l'esprit bovin. Je ne crois pas que j'aurais été capable de labourer sans distraction les cinq cents mètres carrés d'une concession scientifique ordinaire. Je n'aurais pas su éteindre en moi l'esprit de curiosité qui, s'il est à l'origine de toute science, n'est pas moins déplacé chez un savant officiel que l'esprit des catacombes chez un prélat romain."