mardi 3 décembre 2019

Queneau : un singulier singulier


Un rude Hiver
Une partie de la notice de l’édition Pléiade étudie l’usage des répétitions dans le roman (répétitions en tous genres, de mots, de motifs, etc.). Mais, chose très étrange, on y indique comme répétition « mot à mot » celle de la phrase : « Leurs lèvres se séparent et le vent glisse entre leurs visages comme un couteau » (chap. XII). C’est en effet la deuxième occurrence. Mais la première, quelques lignes plus haut, est très sensiblement autre : « Leurs lèvres se séparent et le vent glisse entre leur visage comme un couteau. » 
Voici le passage, p. 977 : 
« Même pour s’embrasser, il fait très froid. Leurs lèvres se séparent et le vent glisse entre leur visage comme un couteau. Il lui dit, je vous aime Helena, venez chez moi, vous ne voulez pas venir chez moi ? c’est très raisonnable, il fait si froid. Mais non, elle ne veut pas venir chez lui. Il fallait s’y attendre, il juge sa demande brutale. Mais pourquoi ne veut-elle pas venir, il le lui demande. Elle ne répond pas à sa question, mais c’est elle qui maintenant dit, je vous aime, et qui l’embrasse. Il ferme les yeux et ses doigts se crispent sur le drap de l’uniforme. C’est très beau tout ça mais ne couchera-t-il donc jamais avec elle jamais jamais jamais. Leurs lèvres se séparent et le vent glisse entre leurs visages comme un couteau. »
Il y a bien cette importante différence dans l’édition originale de 1939, dans la réédition dans la collection L’Imaginaire, et finalement dans le texte du roman dans la Pléiade. Cette même Pléiade qui donc se cite elle-même en notice de façon fautive et ne peut qu’en obscurcir le sens éventuel, déjà passablement énigmatique :
« Pour marquer la séparation de Bernard et d’Helena, l’auteur reprend la même phrase mot pour mot à quelques lignes d’intervalle : « Leurs lèvres se séparent et le vent glisse entre leur visage comme un couteau » (p. 977). »
L’éditeur n’a-t-il pas lu son texte ? L’hypothèse devrait être exclue. 
La première formulation, au singulier, est justement fort singulière, et bien plus frappante, puisqu’elle laisse entendre que Lehameau et la belle militaire anglaise n’ont à eux deux qu’un seul visage. Peut-être l’auteur veut-il suggérer qu’au moment où ils s’embrassent, leurs deux visages ne font qu’un ? Et que, lorsque la formule est reprise (pas répétée), il y aurait un retour de chacun à son individualité après un bref épisode de fusion ? C’est plausible selon une psychologie habituelle. 
Mais, d’une part, il ne s’agit pas de la fin d’un deuxième baiser, mais du même, repris par l’auteur, avec un retour à la séparation de chaque individualité. C’est un fait d’écriture (ou de réinterprétation), non de narration.
D’autre part, Queneau joue souvent sur des registres autres que la psychologie habituelle (allusions ésotériques, occultistes, etc.). On le voit p. ex. dans cet autre passage du chap. XII (p. 981, soit 4 pages plus loin), que l’on pourrait (peut-être) mettre en rapport, où Lehameau dit : 
«  Je l’aime, murmura-t-il. Mais dans un mois cet amour sera mort, consumé. Nous serons séparés, nous serons perdus l’un pour l’autre. Et tout sera fini. Il y a un incendie qui s’est allumé quelque part et qui s’étend et qui se propage et qui brûle et qui brûle tout ce qu’il rencontre. Il fond les soudures et ce qui n’est pas d’une seule pièce s’écroule démantibulé, en morceaux. Les petits métaux vils fondent tout de suite, mais les autres seront trempés. Peut-être. C’est un grand incendie, vous savez, Thérèse. »
Les thèmes hermétistes qui courent en filigrane des romans de Queneau sont, comme leur nom l’indique, d’une effroyable difficulté (la notice en Pléiade les étudie). Pour les lignes qu’on vient de citer, il faudrait aller à la fois en direction de l’occultisme et en direction de la biographie du personnage (sa femme, morte dans un incendie). Le passage est très beau en lui-même, indépendamment d’une perception exacte de l’arrière-plan occultiste. Le ton de prémonition mélancolique et les résonances mystiques font déjà le bonheur du lecteur. La notice en Pléiade fait d’ailleurs une large place à ces thèmes qui, comme l’hiver du titre, sont rudes, il faut pour les comprendre avoir fait des études. 

Bref, le mystère de ce très beau livre cocasse et mélancolique se répercute en mystère dans l’annotation. À trop le creuser, et à étudier de près les thèmes hermétistes, on pourrait devenir un fou littéraire. 

Note : les allusions à Hamlet sont incessantes dans le roman, ne serait-ce que par le patronyme du personnage principal. Mais il y a aussi du Lear (la mort de Cordelia) : 
Queneau : « mais ne couchera-t-il donc jamais avec elle jamais jamais jamais »
Lear : « Thou’lt come no more, 
Never, never, never, never, never. »
« Tu ne reviendras plus, 
Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais » (V, 3) 
… le pentamètre pur, pure répétition mélancolique
Il y a aussi un rat derrière un rideau, et des fossoyeurs qui philosophent en enterrant un amuseur.