dimanche 8 décembre 2019

Nabokov : Pnine pythique


Montaigne avait un dictionnaire tout à part lui : il reprenait les mots en leur donnant souvent une nouvelle acception. Pnine va plus loin : il détraque la langue anglaise en lui infligeant des traitements aussi étranges que ceux qu’il fait subir à son radiateur, et il en fait une langue tout à part lui, langue poétique, voire oraculaire. L’insuffisance apparente peut révéler une puissance poétique inédite. C’est ce que résume le bienveillant Laurence Clements, de façon mi-sérieuse, mi-amusée, après une soirée un peu alcoolisée, à son collègue surpris que Pnine l’ait pris pour un autre : 
« "Our friend,” answered Clements, “employs a nomenclature all his own. His verbal vagaries add a new thrill to life. His mispronunciations are mythopeic. His slips of the tongue are oracular. He calls my wife John.”
“Still I find it a little disturbing,” said Thomas.
“He probably mistook you for somebody else,” said Clements. “And for all I know you may be somebody else. »
Ce qui peut se traduire : 
« Notre ami, répondit Clements, a sa nomenclature  à lui. Ses caprices verbaux ajoutent un frisson nouveau à la vie. Ses défauts de prononciation sont mythopoïétiques. Ses lapsus sont oraculaires. Il appelle ma femme ‘John’.
- N’empêche, je trouve que c’est un peu dérangeant, dit Thomas.
- Il vous a sans doute pris pour quelqu'un d'autre, dit Clements. Et, après tout, vous êtes peut-être bien quelqu’un d’autre. »

Qui sait si (en plus d’être un saint comme le croit Desdémone) Pnine ne serait pas un mage, un vates ? La formule « he adds a new thrill to life » est à traduire littéralement car elle provient à l’évidence de Hugo saluant en Baudelaire un poète essentiel : « Vous créez un frisson nouveau » (lettre du 6 octobre 1859). 
Ses incongruités de langage entr’ouvrent des énigmes abyssales. Quand il désigne Mrs Clements d’un prénom masculin, que faut-il entendre ? On croit que c’est une femme et c’est peut-être un homme… Le lecteur de Queneau songe que Gabriel est aussi Gabriella, que « Le tonton est une tata. » Le Professeur Thomas croit être soi mais il est peut-être quelqu’un d’autre… Le même lecteur songe alors que Pedro Surplus est Trouscaillon qui est Bertin Poirée qui est Aroun Arachide, l’illusionniste en chef qui a créé tout et tous (comme Enricht est Menetek-El-Pharsin dans Roi, dame, valet). 
L’instabilité sociale, mentale et langagière de Pnine est suggérée dès le tout début du roman par son instabilité physique : son torse est puissant, mais ses pieds menus constituent une faible surface de sustentation. Il est donc sujet à dégringoler les escaliers. Sa stabilité est précaire comme celle, minimale, que le trépied fournit à la Pythie.