Le très jeune Balthus avait mis en images l'histoire de son chat perdu (Mitsou). Rilke a écrit pour lui une préface en français. Conformément à sa pensée orphique, Rilke parle de ce chat comme d'une Eurydice bien plus présente d'avoir été perdue, présente grâce à la catastrophe, à un niveau supérieur qui est celui de l'œuvre d'art qui à la fois dit et surmonte la perte.
"Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c'est que la perte ? Ce n'est pas tout simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre cet instant et la perte il y a toujours ce qu'on appelle - assez maladroitement, j'en conviens - la possession.
Or, la perte, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez ; elle l'affirme ; au fond ce n'est qu'une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.
Vous l'avez senti d'ailleurs, Baltusz ; ne voyant plus Mitsou, vous vous êtes mis à le voir davantage. Vit-il encore? Il survit en nous, et sa gaieté de petit chat insouciant, après vous avoir amusé, vous oblige : vous avez dû l'exprimer par les moyens de votre tristesse laborieuse."
Exactement à la même époque (à quelques semaines près), Valéry écrit :
Adonis, Pléiade t.1 p. 488 : « ... ainsi le sentiment de l'amour, que la possession exténue, la perte et la privation le développent. Posséder, c'est n'y plus penser ; mais perdre, c'est posséder indéfiniment en esprit. »
Plus tard, mais encore à propos d’un chat (animal propice semble-t-il à ces réflexions) :
Capote, Petit Déjeuner chez Tiffany, trad. G. Beaumont, Folio p. 119 :
"... ça pourrait durer toujours de ne pas savoir ce qui est à vous, jusqu'à ce que vous l'ayez perdu"
"It could go on forever. Not knowing what's yours until you've thrown it away"
et
Proust, Sodome et Gomorrhe, 2° partie (suite) :
« ... la maladie, en retirant peu à peu la vue à Brichot, lui avait révélé les beautés de ce sens, comme il faut souvent que nous nous décidions à nous séparer d’un objet, à en faire cadeau par exemple, pour le regarder, le regretter, l’admirer. »
et :
Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur p. 22 :
« On ne possède éternellement que les amis qu'on a quittés. »
et :
Dickinson :
« Pour les fidèles, l’absence est de la présence concentrée. »
[to Susan Huntington Dickinson, 1878, 'To the faithful absence is condensed presence. To the others - but there are no others.']
et :
Proust, La confession d’une jeune fille (1), in Les Plaisirs et les jours :
« L’absence n’est-elle pas pour qui aime, la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences ? »
et :
Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs :
"Je songeai à une grande potiche de vieux Chine qui me venait de ma tante Léonie [...] Il me semblait que je pourrais bien en tirer mille francs. Je la fis envelopper, l'habitude m'avait empêché de jamais la voir ; m'en séparer eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa connaissance."
et :
Durrell, Justine II, in Le Quatuor d'Alexandrie (traduction Giroux) :
"D’une certaine façon je sens que notre amour a vraiment gagné dans la perte de l’objet aimé ; c’est comme si la présence physique de l’autre empêchait la véritable existence de l’amour, sa réalisation."