mercredi 29 janvier 2020

Sterne et C.-J. Cela : deux discours en regard


Tristram Shandy et La Ruche.
Les extraits que je propose ci-dessous sont assez longs. 
Intéresseront-ils ? Ils m’ont intéressé. 
Est-il pertinent de les mettre en regard ? il m’a semblé ; on peut en juger autrement. 

Tout d’abord, les remarques qui m’ont semblé justifier la comparaison : 

- Les deux romans jouent sur la discontinuité : gratuite et bouffonne chez Sterne, simultanéiste voire unanimiste chez Cela. 
- Les deux discours sont rendus in extenso (un extenso plus étendu au XVIII° siècle qu’au XX° - le temps de la lecture n’était pas le même). 
- Ce sont des ‘discours’ faits en tout petit comité : l’intimité de maison familiale chez Sterne, l’intimité ultime de la solitude chez Cela (ce qui accuse à la fois le comique et le tragique de l’exercice)
- Ils portent sur des sujets extrêmement voisins (le droit de propriété en fonction du mode d’acquisition). 
- Ils sont tous les deux filandreux. Chez Sterne, c’est une joyeuse parodie des philosophies du droit et de l’économie. Chez Cela, c’est le pathétique d’un pauvre homme qui essaie de se valoriser à ses propres yeux, et qui n’a à sa disposition qu’une rhétorique inerte. 
En l’occurrence, ce n’est pas Sterne mais Cela qui est ‘sentimental’. 
- La posture du personnage de Cela est brièvement mais nettement indiquée. Ce n’est pas le cas ici chez Sterne ; mais, dans un autre passage fameux (quand le même ‘orateur’, Trim, lit un sermon), nous avons droit à une posture oratoire méthodiquement décrite (avec la garantie que cette précision fera se dissoudre l’illusion réaliste). Je cite donc aussi cet autre passage.




Cela, La Ruche chap. 2, trad. Astor, L’imaginaire-Gallimard p. 94-95 : 
"Don Ibrahim de Ostolaza y Bofarull se planta face à la glace, releva la tète, se caressa la barbe et s'écria :
- Messieurs les Académiciens : Je ne voudrais pas distraire plus longtemps votre aimable attention, etc. (Oui, ça va au poil... De l'audace dans le port de tête... Attention aux manchettes, à certains moments elles dépassent un peu trop, on dirait qu'elles vont s'envoler.)
Don Ibrahim alluma sa pipe et se mit à faire les cent pas dans la chambre, de long en large. Une main posée sur le dossier d'une chaise et l'autre tenant haut la pipe, comme le rouleau que tiennent ordinairement les messieurs des statues, il poursuivit :
- Comment admettre, comme le veut le senor Clemente de Diego - que « l'usucapio » soit un moyen d'acquérir des droits par le seul fait de les exercer ? Le peu de poids d'un tel argument saute aux yeux, messieurs les Académiciens. Qu'on veuille bien me pardonner mon insistance et qu'il me soit permis d'invoquer, une fois de plus, ma vieille amie, la logique : rien, sans elle, n'est possible dans le domaine des idées. (Là, il y aura sûrement des murmures d'approbation.) N'est-il pas évident, Messieurs, que pour user d'une chose il faut la posséder ? Je devine dans vos yeux une réponse affirmative. (Au besoin, quelqu'un de l'auditoire dira à voix basse : "C'est évident, c'est évident !"). Donc, si pour utiliser une chose il faut la posséder, en mettant la phrase à la forme passive, nous pourrons assurer que rien ne saurait être utilisé sans une préalable possession. 
Don Ibrahim avança un pied vers les lumières de la rampe et caressa, d'un geste élégant, les revers de sa robe de chambre, pardon ! de son frac. Puis il sourit.
- Or, messieurs les Académiciens : de même que pour utiliser une chose il faut la posséder, pour posséder une chose il faut l'acquérir. Peu importe à quel titre ; j'ai dit seulement qu'il faut l'acquérir, puisque rien, absolument rien ne peut être possédé sans une préalable acquisition. (Il se peut que les applaudissements m'interrompent. Il convient d'y être préparé.)
La voix de don Ibrahim résonnait solennellement, comme celle d'un basson. De l'autre côté de la cloison, un mari, rentrant de son travail, demandait à sa femme :
- Elle a fait son caca, la petite ?
Don Ibrahim eut légèrement froid et remonta un peu son écharpe."

Cela, La Colmena
« Don Ibrahim encendió la pipa y se puso a pasear por la habitación, para arriba y para abajo. Con una mano sobre el respaldo de la silla y con la otra con la pipa en alto, como el rollito que suelen tener los señores de las estatuas, continuó:
-¿Cómo admitir, como quiere el señor Clemente de Diego, que la usucapión sea el modo de adquirir derechos por el ejercicio de los mismos? Salta a la vista la escasa consistencia del argumento, señores académicos. Perdóneseme la insistencia y permítaseme que vuelva, una vez más, a mi ya vieja invocación a la lógica; nada, sin ella, es posible en el mundo de las ideas. (Aquí, seguramente, habrá murmullos de aprobación.) ¿No es evidente, ilustre senado, que para usar algo hay que poseerlo? En vuestros ojos adivino que pensáis que sí. (A lo mejor, uno del público dice en voz baja: "Evidente, evidente".) Luego si para usar algo hay que poseerlo, podremos, volviendo la oración por pasiva, asegurar que nada puede ser usado sin una previa posesión. Don Ibrahim adelantó un pie hacia las candilejas y acarició, con un gesto elegante, las solapas de su balín. Bien: de su frac. Después sonrió..
-Pues bien, señores académicos: así como para usar algo hay que poseerlo, para poseer algo hay que adquirirlo. Nada importa a titulo de qué; yo he dicho, tan sólo, que hay que adquirirlo, ya que nada, absolutamente nada, puede ser poseído sin una previa adquisición. (Quizá me interrumpan los aplausos. Conviene estar preparado.)
La voz de don Ibrahim sonaba solemne como la de un fagot. Al otro lado del tabique de panderete, un marido, de vuelta de su trabajo, preguntaba a su mujer:
-¿Ha hecho su caquita la nena? »

Sterne, Tristram Shandy, III LXXVIII, trad. Wailly : 
« Or, mon père, comme je vous ai dit l’an dernier, détestait tout ceci ; - il ramassait une opinion, monsieur, comme un homme dans l’état de nature ramasse une pomme : - elle devient sienne ; et s’il est homme de courage, il perdra plutôt la vie que de s’en dessaisir.
Je me doute que Didius, le grand jurisconsulte, contestera ce point, et s’écriera : D’où vient le droit de cet homme à cette pomme ? ex confesso, dira-t-il, — les choses étaient dans l’état de nature. — La pomme est autant à Frank qu’à John. — Je vous prie, monsieur Shandy, quelle patente peut-il nous exhiber ? et quand cette pomme a-t-elle commencé à être sienne ? était-ce quand il a jeté dessus un dévolu ? ou quand il l’a ramassée ? ou quand il l’a mangée ? ou quand il l’a fait cuire ? ou quand il l’a pelée ? ou quand il l’a apportée au logis ? ou quand il l’a digérée ? ou quand il… ? - Car il est clair, monsieur, que si le premier acte de ramasser la pomme ne l’a pas constituée sienne, - aucun acte subséquent ne l’a pu faire.
Frère Didius, répondra Tribonius — (or la barbe de Tribonius, docteur en droit civil et en droit canon, étant de trois pouces et demi et trois huitièmes plus longue que celle de Didius, - je suis charmé qu’il relève le gant à ma place, et je ne m’embarrasse plus de la réponse). - Frère Didius, répondra Tribonius, c’est un fait reconnu, comme vous pouvez le voir dans les fragments des codes de Grégoire et d’Hermogène et dans tous les codes depuis ceux de Justinien jusqu’à ceux de Louis et Des Eaux, — que la sueur du front d’un homme, et les exsudations du cerveau d’un homme, sont autant la propriété d’un homme, que les culottes qu’il a au derrière ; — lesquelles dites exsudations, etc., étant tombées sur ladite pomme par suite de la peine qu’on a eue à la trouver et à la ramasser ; et étant en outre irrévocablement perdues et non moins irrévocablement annexées par celui qui a ramassé, à la chose ramassée, emportée au logis, cuite, pelée, mangée, digérée, etc. — il est évident que celui qui a recueilli la pomme, en le faisant, a mêlé quelque chose qui était sien, à la pomme qui n’était pas sienne ; au moyen de quoi il a acquis une propriété ; ou, en d’autres termes, que la pomme est à John. »

« Now, my father, as I told you last year, detested all this--He pick'd up an opinion, Sir, as a man in a state of nature picks up an apple.--It becomes his own--and if he is a man of spirit, he would lose his life rather than give it up.
I am aware that Didius, the great civilian, will contest this point ; and cry out against me, Whence comes this man's right to this apple? ex confesso, he will say--things were in a state of nature -The apple, is as much Frank's apple as John's. Pray, Mr. Shandy, what patent has he to shew for it? and how did it begin to be his ? was it, when he set his heart upon it ? or when he gathered it ? or when he chew'd it ? or when he roasted it ? or when he peel'd, or when he brought it home ? or when he digested ?--or when he - ? - For 'tis plain, Sir, if the first picking up of the apple, made it not his - that no subsequent act could.
Brother Didius, Tribonius will answer--(now Tribonius the civilian and church lawyer's beard being three inches and a half and three eighths longer than Didius his beard - I’m glad he takes up the cudgels for me, so I give myself no farther trouble about the answer.) - Brother Didius, Tribonius will say, it is a decreed case, as you may find it in the fragments of Gregorius and Hermogines's codes, and in all the codes from Justinian's down to the codes of Louis and Des Eaux--That the sweat of a man's brows, and the exsudations of a man's brains, are as much a man's own property as the breeches upon his backside; - which said exsudations, &c. being dropp'd upon the said apple by the labour of finding it, and picking it up ; and being moreover indissolubly wasted, and as indissolubly annex'd, by the picker up, to the thing pick'd up, carried home, roasted, peel'd, eaten, digested, and so on ; - ’tis evident that the gatherer of the apple, in so doing, has mix'd up something which was his own, with the apple which was not his own, by which means he has acquired a property ; - or, in other words, the apple is John's apple. »


La posture de l’orateur chez Sterne : 

Tristram Shandy, II, XVII : 
« Il se tenait debout — (car je le répète, pour qu’on embrasse le tableau d’un coup  d’œil), le corps courbé, et un peu penché en avant ; sa jambe droite sous lui, portant les sept huitièmes de tout son poids,… le pied de sa jambe gauche, dont la défectuosité n’était nullement désavantageuse à son attitude, un peu allongé ; — non pas de côté, ni droit devant lui, mais entre deux ; — le genou plié, mais sans effort, — mais de manière à tomber dans les limites de la ligne de beauté : — et j’ajoute de la ligne de science aussi ; car considérez qu’il avait un huitième de son corps à soutenir ; — de sorte que, dans ce cas, la position de la jambe est déterminée, — attendu que le pied ne pouvait pas être avancé ni le genou plié au-delà du point où les lois de la mécanique lui permettaient de recevoir dessus un huitième de tout son poids, et de le porter en outre.
Ceci, je le recommande aux peintres ; — ai-je besoin d’ajouter aux orateurs ? — je ne le pense pas : car s’ils ne suivent pas cette règle,… nécessairement ils tomberont sur le nez.
Voilà pour le corps et les jambes du caporal Trim… Il tenait le sermon de la main gauche sans le serrer, mais non pas nonchalamment, plus haut que son estomac de quelque chose, et un peu détaché de sa poitrine ; son bras droit tombant négligemment à son côté, comme l’ordonnaient la nature et les lois de la gravité, — mais la paume de la main ouverte et tournée vers son auditoire, prête, au besoin, à aider le sentiment.
Les yeux du caporal Trim et les muscles de sa face étaient en parfaite harmonie avec les autres parties de lui-même ; — il avait l’air franc, — à son aise, — assez sûr de lui-même ; — mais sans aucune effronterie.
Que les critiques ne demandent pas comment le caporal Trim avait pu en arriver là, — je leur ai dit que cela serait expliqué ; — mais tel il se tenait devant mon père, mon oncle Toby et le docteur Slop ; — le corps ainsi penché, les membres ainsi contractés, et un tel ensemble de lignes oratoires dans toute sa personne, — qu’un statuaire aurait pu le prendre pour modèle : — et, qui plus est, je doute que le plus vieux sociétaire d’un collège, — que le professeur d’hébreu lui-même, eût pu beaucoup l’améliorer.
Trim fit un salut, puis il lut ce qui suit : […] »

« He stood,--for I repeat it, to take the picture of him in at one view, with his body swayed, and somewhat bent forwards,--his right leg from under him, sustaining seven-eighths of his whole weight,--the foot of his left leg, the defect of which was no disadvantage to his attitude, advanced a little,--not laterally, nor forwards, but in a line betwixt them;--his knee bent, but that not violently,--but so as to fall within the limits of the line of beauty;--and I add, of the line of science too;--for consider, it had one eighth part of his body to bear up;--so that in this case the position of the leg is determined,--because the foot could be no farther advanced, or the knee more bent, than what would allow him, mechanically to receive an eighth part of his whole weight under it, and to carry it too.
This I recommend to painters;--need I add,--to orators!--I think not; for unless they practise it,--they must fall upon their noses.
So much for Corporal Trim's body and legs.--He held the sermon loosely, not carelessly, in his left hand, raised something above his stomach, and detached a little from his breast;--his right arm falling negligently by his side, as nature and the laws of gravity ordered it,--but with the palm of it open and turned towards his audience, ready to aid the sentiment in case it stood in need.
Corporal Trim's eyes and the muscles of his face were in full harmony with the other parts of him;--he looked frank,--unconstrained,--something assured,--but not bordering upon assurance.
Let not the critic ask how Corporal Trim could come by all this.--I've told him it should be explained;--but so he stood before my father, my uncle Toby, and Dr. Slop,--so swayed his body, so contrasted his limbs, and with such an oratorical sweep throughout the whole figure,--a statuary might have modelled from it;--nay, I doubt whether the oldest Fellow of a College,--or the Hebrew Professor himself, could have much mended it. 
Trim made a bow, and read as follows :   [...] »