vendredi 31 janvier 2020

Diderot : promenade, délassement, conversation


... une page et quelques remarques …

Diderot, lettre à Sophie Volland, 3 octobre 1759 : 
« Il fit dimanche une très-belle journée ; nous allâmes nous promener sur les bords de la Marne ; nous la suivîmes depuis le pied de nos coteaux jusqu’à Champigny. 
Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C’est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d’un côté, dans le fond ; Chennevières et Champigny, de l’autre, sur les sommets ; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L’imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en offre là. Nous nous sommes proposé d’y retourner, quoique nous en soyons revenus tous écloppés [sic]. Je m’étais fiché une épine au doigt ; le Baron* était entrepris d’un torticolis, et un mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique Écossais**. 
Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer ; ici l’on se réchauffe ; là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C’est Mme d’Holbach qui a parlé la première, et elle a dit:
- Maman, que ne faites-vous une partie ? - Non ; j’aime mieux me reposer et bavarder. - Comme vous voudrez. Reposons nous et bavardons. »

* d’Holbach
** le Père Hoop


D’abord, l’indication générale de la promenade, d’une très grande simplicité.
Puis la nature décrite par juxtapositions, un peu à la manière d’une peinture, juste avec la mention de ‘romanesque’, qui vaut ici comme équivalent de ‘pictural’, de ‘pittoresque’. La nature est vite vue comme art. Pour Diderot, la promenade est le lieu privilégié de l’association entre art et nature (cf. la ‘Promenade Vernet’).
La pure description, paisible, fait sentir que la sérénité du monde ne fait qu’un avec celle du promeneur : 
« la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. »
On songe à Rousseau revenant de son évanouissement, revenant au monde : 
« J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux… Je naissais dans cet instant à la vie »
Les choses sont ce qu’elles sont, dans une parfaite harmonie spontanée. Ce n’est pas seulement le regard qui est comblé, c’est tout l’homme, qui exprime non son ‘ravissement’ (le sens premier du mot gênerait ici), mais le bonheur de la présence, de la complétude : 
« L’imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en offre là. »
La formule peut évoquer l’expérience pascalienne de l’immensité
« l’imagination […] se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. »
mais sans les vertiges ni les gouffres. On ne se sent pas du tout perdu, ni anéanti dans un monde infini, mais en équilibre serein avec lui. 
Le désir de refaire la promenade est exprimé en même temps que les (légers) dommages subis, qui mettent en relief le bonheur de l’expérience. Habileté de la transition narrative : ces mêmes dommages justifient le retour au foyer. Après le plaisir du dehors, le plaisir du dedans. 
Ce passage du dehors au dedans est rendu (c’est le plus beau de cette page) par la modulation soudaine et vertigineuse de l’imparfait du subjonctif le plus remarquable au présent le plus simple ; présent même pas indiqué, mais d’abord seulement supposé mais anticipé par « nous y voilà » ; le lecteur participe de l’intimité.
Après la peinture de paysage, la scène de genre : femmes, puis hommes (sans verbes) ; hommes, puis femmes (avec verbes au présent) ; balancement, équilibre dans la différence (des lieux, des sexes, des actions), présentée en chiasme, le narrateur étant parmi les hommes (« ici »). Diversité des attitudes de soulagement, de repos. Le silence est celui d’une peinture (‘Le retour de promenade’). Cette peinture, si elle met en regard femmes et hommes, étalées et rangés, ne les oppose pas avec la brutalité d’un Serment des Horaces : juste ce qu’il faut de différence pour que soit possible une conversation mixte ; elle va arriver tout naturellement. 
Premières paroles rapportées, on ne sait de qui ni à qui ; la correspondante doit le savoir, mais pour nous, cela a le charme de l’indécis. 
Plutôt que de jouer (aux cartes, probablement), activité de ceux qui ont peu à dire en société, on va bavarder, comme il est naturel dans ce petit milieu, conversation informelle qui n’exclut pas le repos. Après la bonne fatigue, la bonne détente. Après les plaisirs de la nature, ceux de la culture, après les choses, les mots ; après le monde, les hommes. 
L’impression générale d’idylle vient de cette alternance souple de plaisirs simples où les échanges sont permanents et variés : entre dedans et dehors, nature et culture, paysage et promeneur, promeneur et amis, hommes et femmes, corps et esprit, activité et délassement.