suite du billet : Céline : l'oral et ses redites
Dans Mort à crédit, l’exemple le plus spectaculaire de répétition se trouve vers la fin du roman (Pléiade p. 1091). La surchauffe des centaines de pages précédentes y est vraisemblablement pour quelque chose, mais il n’y a pas que cela.
Après ses lamentables expériences rustiques avec Courtial, Ferdinand revient chez l’oncle Edouard, et lui raconte (Céline le mentionne, mais ne re-raconte rien). L’oncle s’étonne d’un désastre aussi total, puis en donne la raison : on ne peut réussir à la campagne que si on en est originaire.
Il s’en étonne 6 ou 7 fois, en termes très voisins. C’est le propre de l’oral, dans ce genre de situations. Ces formules de compassion sont très répétitives, et Céline n’hésite pas à nous les livrer à la suite (peut-être ont-elles simplement parsemé le récit de Ferdinand).
Puis, peut-être pour rassurer l’adolescent, il ne se contente pas de dire pour quelle raison cela ne pouvait que tourner mal. Il donne en quelques lignes un exemple, puis il répète et ressasse la raison générale de l’échec, sur tous les tons, une bonne vingtaine de fois.
Ce faisant, il est aussi redondant que l’était le père dans ses éructations, mais avec une visée inverse : aux malédictions répétées, il oppose une explication qui ne pourra rassurer (déculpabiliser) l’enfant que si elle est répétée, insistante, que si, en se confortant, elle permettait de réconforter. C’est à la fois un phénomène d’oralité et une thérapie verbale de désangoissement. En mathématiques, une fois suffit. Mais pour cicatriser une jeune âme, il faut un bercement, une caresse de réitérations, une réassurance infatigable.
En bon psychologue, en fin thérapeute, l’oncle Edouard a mentionné un exemple dans lequel lui-même a aussi été exposé à ce genre de problèmes et y a échappé. En laissant entendre que cela aurait pu lui arriver, il prépare le retour (ou l’accession) à l’estime de soi chez Ferdinand, et favorise son passage à l’âge adulte. Il permet à Ferdinand de s’identifier à lui en s’identifiant à Ferdinand.
Voici le passage découpé selon ses redondances
(approximativement, car les redondances se mêlent souvent) :
(approximativement, car les redondances se mêlent souvent) :
6 ou 7 fois l’étonnement :
Ah ! ben alors !
Ah ! ben mon petit pote !
Ah ben ça c’est carabiné !...
Il en restait tout baba !...
Ah ben dis donc c’est pas croyable...
Ah ben alors, je m’étonne plus que t’es gras comme un courant d’air !...
Ah ! vous avez dérouillé !...
Merde !...
C’est une leçon !
puis la raison, exposée :
Tu vois mon petit pote !... C’est toujours comme ça la campagne... Quand t’es de Paris, faut que t’y restes !...
illustrée par un exemple personnel :
Souvent on m’a offert à moi des genres de petits dépositaires, des marques, des garages dans des bleds... C’était séduisant à entendre. Des “ représentations ”, des vélos, en pneumatiques... Ton maître par-ci!... Liberté par-là!... Taratata ! Moi jamais ils m’ont étourdi !... Jamais ! Ça je peux le dire !...
puis redite une vingtaine de fois :
Tous les condés de la campagne c’est des choses qu’il faut connaître !...
Il faut être né dans leurs vacheries...
Toi te voilà qu’arrive fleur...
Tu tombes dans la brousse !
Imagine !... tout chaud, tout bouillant... Dès la descente, ils te possèdent !...
T’es l’œuf !... Y a pas d’erreur !...
Et tout le monde te croûte...
Les jeux sont faits !... On se régale !
Profits ?... Balle-Peau !...
T’en tires pas un croc pour ta pomme...
T’es fait bonnard sur tout le parcours !...
Comment que tu pourrais toi te défendre ?...
Tu résistes pas une seconde...
Faut être dans le jus dès le biberon... Voilà l’idéal !...
Autrement t’es bien fait cave à tous les détours !...
Comment que tu pourrais étaler ?...
Ça s’entrave pas dans un soupir!
Ça s’invente pas les artichauts !...
T’as pas une chance sur cent dix mille...
Et puis comme vous partiez vous autres ?... Avec des cultures centrifuges... Ça alors, c’était du nougat !...
Vous la cherchiez bien la culbute...
Vous vous êtes fait retourner franco !...
C’était dans la fouille !...
Après les malédictions répétées du père, les incessants conseils de la mère, après les logorrhées de Courtial, l’oncle Edouard oppose une quantité égale de propos rassurants.
Pour vaincre la malé-diction répétée, il faut répéter une béné-diction. Il faut opposer force à force, insistance à insistance. On retrouve ici une thématique classique présente par exemple chez Descartes. Un bâton tordu dans un sens doit, pour être redressé, être tordu en sens inverse. De même, dans le domaine intellectuel, il faut opposer, à la répétition du faux, la répétition du vrai. Descartes, ici bon psychologue, sait avant Valéry que « le faux n’est pas soluble dans le vrai ».
Dans un blog universitaire, j’avais jadis noté ceci :
Pour Descartes, la vue claire du vrai provoque l'assentiment ; mais nous sommes humains, et en partie soumis aux habitudes de notre corps ; il faut donc se ‘persuader’, se répéter le vrai, pour avoir une habitude du vrai aussi forte, et même plus forte que ne fut en nous celle du faux. Une pensée de l'intuition pure n'est pas dispensée d'une pédagogie de la répétition, qui tienne compte d'une anthropologie pessimiste.
Cf. la fin du chapitre de Gouhier sur « assensio et persuasio » :
« Il faut en prendre son parti […] : il ne suffit pas de faire briller l'évidence en soi pour la rendre immédiatement évidente aux autres. Ses précautions dans la communication de sa doctrine, le choix de la langue à employer, la recherche des styles appropriés aux divers publics, le recours à des genres littéraires très variés, le tirage de versions plus ou moins réduites de sa métaphysique, les considérations tactiques qui déterminent la publication de telle partie du système avant telle autre, tout cela prouve l'intérêt que Descartes porte aux conditions de l'efficacité de la pensée. Mais la dissociation de l’assensio et de la persuasio, la possibilité d'un retard de la persuasio sur l’assensio, la difficulté de les faire immédiatement coïncider dans la scientia posent le problème de la communication de la philosophie encore plus à l'intérieur de la philosophie : ne faut-il pas envisager un art d'argumenter qui provoquerait la persuasio en doublant l'art de démontrer qui provoque l’assensio ?
Or, à ce moment où la rhétorique semble retrouver son rôle, le fait se heurte au droit : c'est un fait que l'évidence n'emporte pas toujours immédiatement la persuasio avec l’assensio ; mais, en droit, la philosophie de l'évidence ne saurait admettre de persuasio qu'en conséquence de l'évidence. »
Cette dualité de points de vue sur le vrai, dans sa généralité, n'est pas seulement cartésienne. Elle est le fait de toute philosophie exigeante, mais qui veut néanmoins avoir plus d'effet qu'une contemplation pure qui serait par nature brève et réservée à quelques rares philosophes.
Chez Platon par exemple, la vérité qui est aperçue dans sa pureté, en son vrai lieu, par le philosophe, mais, pour les hommes qui ne sont pas philosophes, elle ne peut être que réalisée physiquement (‘réalisé’ signifie ‘fait chose’), par le biais de la danse, surtout la danse collective en rond, qui imite les astres parfaits (cf. Proclos pour qui l’étymologie de chronos est ‘choro-noos’, l’intellect qui danse en rond).
Voir aussi Proust qui, à propos de la mort accidentelle d'Albertine, parle d’approfondissement d’une vérité, non par l’effet de la répétition, mais, comme il se doit, par le biais du temps :
"Mais cette explication était encore fragile, elle n’avait pas encore eu le temps d’enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, et ma douleur ne pouvait être si vite apaisée."