mercredi 12 février 2020

Sommeil, poésie, pensée


Pindare devint un poète élu des Muses quand, s’étant endormi, une abeille vint déposer du miel sur sa lèvre, faisant de lui un chrysostome. De façon analogue, Esope s’endort dans un jardin et se relève libéré de son bégaiement. De façon plus lointaine, mais selon le même schéma, Saül sur le chemin de Damas tombe de cheval, perd connaissance, et se relève chrétien. 
Platon, dans le mythe des cigales (mythe inventé par lui, donc allégorie déguisée en mythe), explique qu’il vaut mieux ne pas faire la sieste après le repas, et qu’il vaut mieux philosopher : on sera entendu par les cigales, qui le rapporteront à la Muse de la philosophie, (probablement Calliope aux beaux yeux, Muse de la theoria, de l’intuitio) qui en sera flattée, et en retour favorisera ses servants. 
La pensée rationnelle est donc présentée comme analogue à l’activité artistique, puisqu’elle est sous la protection d’une Muse. Mais la grâce y est la récompense du travail (ce qui est paradoxal) : il ne faut pas dormir, mais réfléchir, ne pas perdre sa lucidité. 
En somme, le mythe de la Muse philosophique n’est pas un mythe, et l’inspiration, la faveur divine, y sont le fruit de la transpiration. Dans une philosophie rationaliste, cela n’a rien d’étonnant, et cela durera longtemps, peut-être jusqu’à cette fable pré-hegelienne qu’est Le Gland et la citrouille : La Fontaine nous y montre un lourdaud qui, lorsqu’il réfléchit, ne fait que creuser le sillon de son erreur, et qui ne passe à la vérité que quand il dort. Là aussi, c’est la nature qui vient le bénir, non point par un miel symbolique et bienfaisant sur sa lèvre mais plus rustiquement par un gland qui blesse cruellement son nez. Cette fable peut être dite pré-hegelienne car elle suppose que l’exercice de la rationalité abstraite ne mène qu’à des erreurs, et qu’il faut au contraire intégrer des expériences douloureuses pour accéder à la vérité. 
La tentative platonicienne de donner à la philosophie le statut d’un art est donc peu convaincante (dans le mythe des cigales en tout cas). La pensée de l’expérience subie et dépassée, que Hegel systématisera, reprend en revanche, de façon plus convaincante, quelque chose de la passivité de l’inspiration poétique (le sommeil, l’intervention extérieure), pour en faire le point de départ de la rationalité vraie. Mais ce n’est plus par le biais du délice : c’est par la grâce paradoxale de la douleur.