Pnine, III, VII, trad. Chrestien :
« La seconde partie du spectacle consistait en un impressionnant documentaire soviétique, réalisé sur la fin des années quarante. Cela était censé ne contenir pas la moindre parcelle de propagande, n'être qu'art, distraction et euphorie du travail dans la dignité. De belles filles mal tenues défilaient pour l'immémorial Festival du Printemps, porteuses de banderoles montrant des fragments de vieilles ballades russes tels que : Rouki protch ot Koreï, Bas les mains devant la Corée* [en français dans le texte]. La paz vencera a la guerra, Der Friede besiegt den Krieg. Une ambulance aérienne traversait une chaîne de montagnes neigeuses dans le Tadjikistan. Des acteurs kirghizes visitaient un sanatorium pour ouvriers du fond, parmi les palmiers, et y donnaient une représentation impromptue. Dans une pâture alpine, quelque part dans une Ossétie légendaire, un berger annonçait par radio portative au ministre de l'Agriculture de la République locale la naissance d'un agneau. Le métro de Moscou brillait, avec colonnes, statues, et six pseudovoyageurs assis sur trois bancs de marbre. La famille d'un ouvrier d'usine passait une soirée bien tranquille à la maison, avec leurs habits du dimanche [dressed up], dans un salon encombré de plantes ornementales, sous un grand abat-jour de soie. Huit mille fanatiques de football suivaient un match entre Torpédo et Dynamo. Huit mille citoyens des usines d'Équipement électrique de Moscou nommaient à l'unanimité Staline candidat aux élections pour la circonscription Staline à Moscou. Le dernier modèle tourisme de la Zim démarrait chargé de la famille de l'ouvrier d'usine et de quelques autres personnes en vue d'un pique-nique à la campagne. Et puis...
— Non, je ne dois pas, oh, c'est idiot ! se disait Pnine, en sentant (inexplicable, ridicule, humiliant) ses glandes lacrymales qui déchargeaient leur fluide brûlant, puéril, irrépressible."
Pnin, III, VII
« The second part of the program consisted of an impressive Soviet documentary film, made in the late forties. It was supposed to contain not a jot of propaganda, to be all sheer art, merrymaking, and the euphoria of proud toil. Handsome, unkempt girls marched in an immemorial Spring Festival with banners bearing snatches of old Russian ballads such as “Ruki proch ot Korei,” “Bas les mains devant la Corée,” “La paz vencera a la guerra,” “Der Friede besiegt den Krief.” A flying ambulance was shown crossing a snowy range in Tajikistan. Kirghiz actors visited a sanatorium for coal miners among palm trees and staged there a spontaneous performance. In a mountain pasture somewhere in legendary Ossetia, a herdsman reported by portable radio to the local Republics Ministry of Agriculture on the birth of a lamb. The Moscow Metro shimmered, with its columns and statues, and six would-be travelers seated on three marble benches. A factory worker’s family spent a quiet evening at home, all dressed up, in a parlor choked with ornamental plants, under a great silk lampshade. Eight thousand soccer fans watched a match between Torpedo and Dynamo. Eight thousand citizens at Moscow’s Electrical Equipment Plant unanimously nominated Stalin candidate from the Stalin Election District of Moscow. The latest Zim passenger model started out with the factory worker’s family and a few other people for a picnic in the country. And then—
“I must not, I must not, oh it is idiotical,” said Pnin to himself as he felt—unaccountably, ridiculously, humiliatingly—his tear glands discharge their hot, infantine, uncontrollable fluid. »
Pnine ne se fait pas d'illusion sur le caractère apolitique du "documentaire" stalinien projeté ce soir-là. Il sait à quoi s'en tenir. Le folklorique "Festival de Printemps" n'est que le défilé du 1° Mai sur la Place Rouge. Les banderoles qui prétendent citer des vieilles ballades russes sont de pure propagande communiste. Pnine est tout naturellement à distance. Il est aussi à distance quant à sa géographie intime : le Tadjikistan n'a rien à voir avec ses souvenirs (ni les avions-ambulance) ; ni la musique kirghize (dite "spontaneous"), ni le sanatorium de Crimée avec ses palmiers ; ni l'Ossétie de légende, ni les agneaux qui naissent dans les montagnes dans un ridicule pathos mécanisé et politisé. Tout cela ne dit rien à l'homme de Petersbourg.
Moscou non plus n'évoque rien d'intime : c'est le pouvoir central soviétique, avec métro, football, élections truquées, familles déguisées [dressed up] partant en pique-nique dans une automobile socialiste. Tout ceci est très citadin, fabriqué, frelaté, parsemé de majuscules, c'est-à-dire de noms donnés non par la nature mais par l'homme et l'idéologie falsifiante.
Mais... la famille publicitaire va en pique-nique où ? "in the country". Nabokov ne dit pas "countryside", qui désignerait surtout la campagne par opposition à la ville, mais "country", qui comporte l'acception précédente, mais signifie aussi "le pays". On inflige à Pnine un paysage qui est un retour au pays, qui le prend de plein fouet, à contrepied de ses méfiances et de ses ironies. Ce paysage, Nabokov ne nous en dit rien ; mais on sait qu'il ne peut s'agir que d'un plan de la forêt russe, de sa forêt d'enfance. Lors de son retour somnambulique, il va passer, en "rambler" adolescent, rénové, "entre les fûts blancs des bouleaux, inondant le feuillage agité en tremblement ocellé sur l’écorce..." (ici, pas de noms propres, pas de majuscules : on est dans le monde vrai).
Traîtreusement, sournoisement, parmi des fadaises idéologiques, le film glisse un plan authentique de ce monde "bouleau-tilleul-saule-tremble-peuplier-chêne" qui est l'origine et l'essence de Pnine.
"Picnic in the country", c'est presque "Pnine au pays." Le miracle. Une soudaine injection de la drogue la plus pure et la plus puissante : la nostalgie. Tout à coup, Pnine redevient un petit enfant halluciné par la beauté de la forêt paradisiaque première. Véritablement, 'il "fond" en larmes. Ses structures adultes, ses amarres, ses défenses se dissolvent ; on provoque en lui une régression soudaine au stade du petit enfant qui laisse fuir son urine ou de l'adolescent qui sent fuir sa semence. Il est éperdu.
Les services spéciaux soviétiques savaient qu'on peut faire basculer un émigré anticommuniste dans la collaboration en lui faisant miroiter la possibilité, l'éventualité, d'un retour "au pays", procédé appelé "faire frémir les bouleaux".
Vladimir Volkoff insiste sur cette faiblesse qui rend l'émigré si manipulable, dans son roman précisément intitulé Le Retournement (chap. 9) :
"Un bouleau valétudinaire, planté par je ne sais quel ambassadeur nostalgique, palpitait dans la brise de toutes ses feuilles encore vivantes. Un Russe, bon ou mauvais. ne saurait voir un bouleau sans frémir, et, comme il se doit, je m'émus à la vue de cet être transplanté, peut-être comme moi avant d'être né. Un bouleau, même soviétique, c'est blanc, ça ne peut pas être marxiste."