Dans un billet récent (Pnine au cinéma), je parlais de la vision soudaine (infligée à Pnine par un film de propagande) de la vraie et authentique forêt russe, objet d'une inguérissable nostalgie. On voit des ouvriers soviétiques ridiculement prospères, qui vont en pique-nique à la campagne, ou "au pays" ('country'). Pnine connaît devant l'image du pays natal une sorte de flash émotif qui le fait littéralement 'fondre en larmes'.
Le pique-nique, activité on ne peut plus banale, peut recéler des dangers. Eurydice, par exemple, piquée par un serpent. Mais aussi la mère de Humbert Humbert qui, dans une parenthèse saluée à juste titre comme une des plus efficaces de toute la littérature, meurt en un éclair :
« My very photogenic mother died in a freak accident (picnic, lightning) when I was three. »
Couturier traduit : « Ma mère, femme très photogénique, mourut dans un accident bizarre (un pique-nique, la foudre) quand j'avais trois ans ». Pourquoi diable ajouter un article là où Nabokov a soin de n'en pas mettre ? et amoindrir ainsi l'efficacité prodigieuse de l'ellipse ? Enfin passons. Kahane n'avait pas fait mieux : « Ma mère, femme très photogénique, mourut de la façon la plus absurde (un pique-nique, la foudre) alors que j’avais trois ans ». Passons aussi.
La mère photogénique de HH meurt donc dans un coup de foudre qui ressemble beaucoup à un flash, à un éclair de magnésium photographique. HH continue sa remémoration par l'évocation paradoxale et virtuose de la quasi-absence de souvenirs qu'il a de sa mère, dans lesquels il s'évoque lui-même vaguement comme un 'rambler' (promeneur, errant, Wanderer), le mot même qui, de façon floue, onirique, évoque Pnine après le choc de la vision cinématographique.
Dans un flash, la mère disparaît, ou la mère-patrie réapparaît. Un instant convertit tout : de l'être au néant, du néant à l'être. De l'immersion à la séparation, de la séparation à l'immersion. Le temps d'un clin d'œil, d'un Augenblick. De même, la révolution bolchevique a exilé l'auteur en quelques mois. C'est aussi le cas pour le pauvre Pnine : dès le premier chapitre, il s'enivre de ses propres bouteilles en évoquant
« the days of his fervid and receptive youth (in a brilliant cosmos that seemed all the fresher for having been abolished by one blow of history) »
Couturier : "l'époque de sa jeunesse réceptive et fervente (dans un cosmos éclatant qui paraissait d'autant plus intact qu'il avait été aboli par un caprice de l'histoire."
Chrestien : " ... les jours de sa jeunesse réceptive et fervente. Uni"ers frais et d’autant plus brillant que l’histoire l’avait aboli d’un souffle."
... 'blow (of history)' se rend mieux par 'souffle' que par 'caprice' qui ajoute une dimension qui n'est pas dans l'original. Passons toujours...
En bonne théologie classique, Dieu ne se contente pas de créer le monde, puis de le laisser aller. Le monde ne subsisterait pas sans une re-création à tout instant, car il n'a pas de force propre pour continuer d'être. C'est ce qu'on appelait "création continuée." Si dieu cessait de soutenir (à bout de bras ?) le monde dans l'être, tout disparaîtrait instantanément. Mais au XX° siècle, la rationalité de la théologie classique est bien oubliée, au profit de la dictature de l'Histoire. On peut appliquer à 1917 la formule de Valéry (Mélanges, Pléiade 1 p. 314) : "La fin du monde... Dieu se retourne et dit : "J'ai fait un rêve".