La pensée dite "du soupçon" est déjà présente, discrètement, chez Voltaire. Les bonnes conditions de vie inclinent à avoir une philosophie optimiste ; cf. Candide, chap. XX "quand il songeait à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de Pangloss". Ce "surtout à la fin du repas" est délicieux ; une bonne digestion est une sorte de paix avec soi-même et avec le monde ; d'où le sentiment que le monde est bon. Autre soupçon (bien connu) de pensée du soupçon chez Montaigne I, XXVI : " A qui il grêle sur la tête, tout l'hémisphère semble être en tempête et orage." À voir ces deux formules, on pourrait se demander (simple hypothèse) si le soupçon de jadis ne portait pas surtout sur des conditions provisoires de celui qui juge (bonne digestion, grêle), plus que sur ces conditions globales, sociales surtout, qui seront en revanche mises en valeur par les pensées du soupçon proprement dites, au XIX° et au XX° siècles. On insistait jadis sur les biais (come on dit maintenant) apportés par la fugacité.
De même Montesquieu, Lettres persanes, 75 : "Je crois à l'immortalité de l'âme par semestre ; mes opinions dépendent absolument de la constitution de mon corps ; selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l'air que je respire est subtil ou grossier, que les viandes que je digère sont légères ou solides, je suis spinoziste, socinien, catholique, impie ou dévot."
De même pour les choix essentiels de la vie. Les Anciens décidaient si l'homme devait ou non se marier. Mais Fontenelle, à qui l'on demandait s'il n'avait jamais songé se marier, répondait : "Quelquefois, le matin..."