mercredi 26 janvier 2022

Zola et le miracle

 

J'ai eu, jadis, l'énergie et le courage de lire le Lourdes de Zola. C'était presque uniquement en vue d'une comparaison avec Huysmans que j'avais ingurgité ce très gros et pénible volume. Pas mauvais, mais pénible, car Zola y est plus Zola que jamais. 

Les lecteurs universitaires (je ne m'en excepte pas) en retiennent en général un paragraphe bien marquant (assez huysmansien) pour illustrer la notion rhétorique (d'ailleurs très fumeuse) d'hypotypose : 

"... comme il passait dans la même eau près de cent malades, on s'imagine quel terrible bouillon cela finissait par être. Il s'y rencontrait de tout, des filets de sang, des débris de peau, des croûtes, des morceaux de charpie et de bandage, un affreux consommé de tous les maux, de toutes les plaies, de toutes les pourritures."


J'en retiens autre chose, non un passage, mais un dispositif narratif très ingénieux et efficace, philosophiquement intéressant. Un jeune prêtre, qui doute, est amoureux d'une jeune femme mystérieusement paralysée (tout ceci est vrai comme la vie ! Nabokov dirait "it is all very compelling and true to life"). Il apprend, de la bouche d'un ami médecin, les étapes et les conditions classiques d'une guérison prétendue miraculeuse, aussi psychosomatique, de fait, que la maladie qu'elle supprime. On va voir si c'est vraiment comme ça. 

Le prêtre et la jeune femme vont à Lourdes (descriptions, documentaire, reportage) où se déroulent les rituels (redocumentaire) qui aboutissement bien sûr à la guérison, exactement comme prévu par la médecine : ardente persuasion, fatigue, tension nerveuse, foule unanime, etc. Le prêtre a donc la confirmation parfaite des thèses médicales au moment même où la jeune femme a la confirmation parfaite du caractère miraculeux du pèlerinage*. Autrement dit (et c'est là à mon avis l'intéressant du roman), l'un a la confirmation de la continuité du temps : tout se passe dans la nature conformément à des règles implacables de succession des causes et des effets. L'autre a la confirmation de l'intervention divine venant rompre la continuité du temps naturel, la rigidité des lois du monde. 

Dans un passage essentiel de la Critique de la raison pure, Kant expose que les lois de la nature ne peuvent être enfreintes, car elles sont régies par quatre principes,. En latin : "non datur saltus, non datur hiatus, non datur casus, non datur fatum"

Pour la version intégrale, voir : 

https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Kant_-_Critique_de_la_raison_pure,_I.djvu/293

Autrement dit, il n'y a pas de cas particulier qui briserait la continuité du temps du fait d'une intervention surnaturelle. Il n'y a pas de miracle. 

Zola voulait une situation exemplaire ; il l'a fort bien construite. Il conclut (il laisse conclure) que les prétendus miracles ne prouvent pas l'intervention divine, mais confirment encore plus, au contraire, l'intangibilité des lois naturelles, à condition de tenir compte, parmi elles, de facteurs psychologiques et psychosomatiques que la médecine est en train d'étudier (c'est la grande époque de l'hystérie). Si on ne suit pas Zola, on peut considérer que les hypothèses psychosomatiques sont de fragiles constructions, alors que la toute-puissance divine est d'un autre calibre. 

Mais on doit en tout cas conclure qu'un fait, si spectaculaire soit-il, ne prouve rien en lui-même, et n'a de sens qu'en fonction d'une interprétation globale. Ce n'est pas le fait qui valide les présupposés. Ce sont les présupposés qui qualifient le fait. 


* TLF : Fréq. abs. littér.: 675 dont 78 pélerinage