Lors de la création de sa ‘Musique d’ameublement’, Satie essaya en vain d’empêcher les gens d’écouter, les incitant à faire autre chose, à bavarder, à considérer sa musique comme une chaise ou une moquette. Il semble en effet aller de soi que la musique est destinée à être écoutée. Mais cette ‘évidence’ est chose récente, et, de fait, assez rare. La musique est toujours entendue ; mais écoutée, c’est une autre histoire. Si l’on y regarde d’un peu loin, la musique écoutée pour elle-même, valant par elle seule, semble un phénomène résiduel.
Dans l’ensemble de la pratique populaire, la musique est d’abord considérée comme un appui pour la danse. Le chant populaire a le plus souvent un public très réduit hors des chanteurs eux-mêmes ; comme la danse, il n’est pas fait pour un public, mais pour les acteurs mêmes.
Dans la pratique religieuse, la musique joue un rôle, elle est fonctionnelle, voire fonctionnaire dans la liturgie (Cantates, Passions, etc). Des pièces d’orgue (musique ‘pure’) sont éventuellement logées dans la liturgie, mais simplement pour y ménager et orner des plages de temps.
Religieuse ou profane, la musique vocale est grandement inféodée au sens des paroles : pendant très longtemps, une bonne musique est celle qui se calque bien sur les sentiments du livret, et la musique pure (purement instrumentale) apparaît comme une aberration. On ne dit pas « Cantate que me veux-tu ? » car on sait de quoi parle l’œuvre. Mais on s’agace de la Sonate, dont on ne sait ce qu’elle nous dit, ce qu’elle nous veut. La musique doit peindre, dire, donc avoir son centre de gravité hors d’elle-même.
Si elle ne peint pas, elle est musique d’ambiance. Dans une fête au XVIII° siècle, on n’avait pas à demander aux invités de faire autre chose ; un divertimento n’était nullement au centre de l’attention. Dans la salle, on parle, rit, joue au cartes, etc.
De même, dans une salle d’opéra, on s’occupe souvent de tout autre chose (mondanités, séduction, ragots, oranges et gâteaux). Comme forme artistique, l’opéra est loin d’être musique pure, il est « œuvre d’art totale », (Gesamtkunstwerk) : la musique est associée à la poésie, à la peinture, à la narration, etc. Sur l’affiche, le compositeur est parfois indiqué en petits caractères.
Mais, dira-t-on, il y eut des exceptions notables : L’Art de la fugue de Bach est bien de la musique pure ? Certes, mais c’est de la musique destinée à être jouée plus qu’écoutée ; jouée par le compositeur, par quelques collègues admiratifs y trouvant des exemples précieux (90 minutes en ré mineur, cela peut apparaître comme dissuasif encore de nos jours). Les Variations Goldberg étaient un luxueux inducteur de sommeil. Les madrigaux de Gesualdo étaient destinés à un petit nombre de connaisseurs, qui excédait peu celui des exécutants. Pendant des siècles, on fit de la musique de chambre entre amis, sans public (le fameux musizieren allemand, qui n’a pas d’équivalent en français) : personne ou presque ne l’écoutait. (Il en était déjà de même pour ce que l’on peut imaginer comme l’origine la plus rustique de la musique : le berger soufflant dans un roseau pour son propre plaisir n’est auditeur que dans la mesure où il est instrumentiste).
Un violoniste réputé disait à un fils de Bach que les partitas pour violon de son père montraient une parfaite connaissance de l’instrument, et qu’il n’y avait pas de meilleur exercice pour devenir un très bon violoniste. Autrement dit, il voyait cette partition, non comme une œuvre à écouter, mais comme une occasion d’améliorer sa technique, une merveille à cultiver entre spécialistes. Notons que c’est un siècle plus tard que Schumann en fait une version pour violon et piano, bien moins exigeante pour l’auditeur, mais aussi moins formatrice pour le violoniste : les partitas sont devenues des œuvres. Car, entretemps, on s’était mis à écouter la musique.
Au XVIII° siècle, le Concert Spirituel commence à autonomiser la musique, en ne maintenant qu’un rapport ténu avec la liturgie. Les premières sociétés d’amateurs de musique connaissent un grand succès en Angleterre, et commandent à Haydn des symphonies uniquement destinées à être écoutées. À peine plus tard à Vienne, le baron van Swieten crée une association du même genre. Les orchestres phil-harmoniques sont créés par des amateurs aisés, indépendamment des cérémonies de la Cour ou des rituels de l’Évêché, pour la délectation des fondateurs, puis pour un public plus large qui paye sa place pour écouter de la musique, et rien que pour cela.
C’est donc au cours du XIX° siècle qu’on commence à ‘écouter’ vraiment de la musique. Au XX°, la musique enregistrée modifie la donne. Elle sert encore à danser, à accompagner les films, puis à s’isoler dans les transports en commun. Le show musical est un spectacle composite qui ressemble beaucoup à l’ancien opéra. Hormis le concert classique qui perdure, l’écoute pure peut se faire à domicile en tête-à-tête avec sa seule chaîne hi-fi (en remplacement du musizieren). Le casque est peut-être maintenant l’emblème de la méditation strictement musicale, d’où même la présence corporelle de l’interprète est effacée.
À l’échelle des siècles, la musique écoutée apparaît donc comme un phénomène assez résiduel par rapport à la masse de musique entendue. Certes, il serait excessif de dire qu’il y a une dimension non-musicale chez les amateurs qui se retrouvent pour n’entendre que le quatuor qu’ils vont jouer eux-mêmes. N’empêche que leur ‘écoute’ n’est pas une écoute pure, mais un contrôle permanent, une tension productive éminemment louable mais comportant une forte dimension technique de contention de l’esprit et du corps.
Le peintre à son chevalet (ou pire encore, sur son échafaudage de la Sixtine) ne contemple pas, il crée : il surveille, il projette, il s’efforce - comme fait le musicien qui joue. Il est vrai que certains chefs évoquent des moments de grâce où, dans un morceau parfaitement connu, le chef peut, tout en dirigeant, écouter de façon pure la musique qui semble se déployer toute seule ; mais ce sont là des cas rares et fugitifs.
On a employé ici, faute de mieux, la formule ‘écoute pure’, pour désigner cette visée du caractère essentiel de la musique, et de lui seul. L’art musical manque en effet d’un terme qui rendrait à la fois la parfaite passivité physique et l’intense activité spirituelle, qui serait l’équivalent de ce que, dans les arts plastiques, on nomme « contemplation ». Pour jouer ce rôle, le terme ‘écouter’ est trop galvaudé et son opposition à ‘entendre’ est insuffisamment marquée.
Les notations ci-dessus, très sommaires et peu inédites, évoquent une problématique que l’on rencontre aussi dans les arts plastiques. On peut considérer avec Malraux que les œuvres, produites en vue d’une fonction sociale ou liturgique, ont en fait pour vrai destin d’être isolées, purifiées de ces attaches empiriques, dans un musée qui n’a pas d’autre fin que la pure contemplation. Ou l’on peut, comme Valéry et quelques autres, considérer que le musée est le résultat d’une mutilation qui, privant l’œuvre de son insertion (dans la cathédrale, dans la fête etc.), la prive de sa signification.
On peut considérer que la musique a pour vocation de n’être pas pure, solitaire, isolée, mais insérée dans le milieu social et esthétique qui lui donne vie. Que la musique réduite à sa sévère essence est le fait d’une purification artificielle qui revient à une stérilisation. La musique qui n’est que musique, la peinture qui n’est que peinture, en se rapprochant de leur essence flirtent peut-être dangereusement avec leur anéantissement.