jeudi 25 mars 2010

Céline chez Diderot et Sterne


Diderot : Jacques le Fataliste :
« Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne. - Et tu reçois la balle à ton adresse. - Vous l’avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. »

... on est bien proche du début du Voyage de Céline : l'engagement à l'étourdie au passage d'un régiment ; la guerre ; la blessure ; et les suites de cette inconséquence initiale :


Céline : Voyage au bout de la nuit
"Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bond d’enthousiasme.
— J’vais voir si c’est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti à m’engager, et au pas de course encore.
— T’es rien c... Ferdinand ! qu’il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l’effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
Ça m’a un peu froissé qu’il prenne la chose ainsi, mais ça m’a pas arrêté. J’étais au pas. « J’y suis, j’y reste ! » que je me dis."

Ceci va dans le sens de la solide étude consacrée au Voyage par M.-C. Bellosta : bien des épisodes du Voyage sont certes d'un réalisme d'une grande cruauté /crudité moderne ; en revanche, la conception d'ensemble de l'histoire, et singulièrement les rapports entre les divers épisodes, relèvent d'une narration qui ne vise pas à la vraisemblance, mais qui trouve sa source dans le très libre  "roman philosophique" du XVIII° siècle : le Voyage est une réécriture de Candide, et l'épisode de la galère qui va d'Afrique à New-York, que Denoël trouvait farfelu (on le comprend), doit être vu dans cette optique non-réaliste : un morceau de XVIII° siècle étrangement collé au début du XX°. 

Il faudrait bien sûr mettre aussi en parallèle avec l'incipit de l'autre Voyage, le Voyage sentimental de Sterne : 

Sterne
"- They order, said I, this matter better in France. - You have been in France? said my gentleman, turning quick upon me with the most civil triumph in the world.—Strange! quoth I, debating the matter with myself, that one and twenty miles’ sailing, for ’t is absolutely no further from Dover to Calais, should give a man these rights.—I’ll look into them: so giving up the argument—I went straight to my lodgings, put up half a dozen shirts and a black pair of silk breeches—“the coat I have on,” said I, looking at the sleeve, “will do”—took a place in the Dover stage; and the packet sailing at nine the next morning [...]"

(trad. Bastien, 1803) : 
« Cette affaire, dis-je, est mieux réglée en France. - Vous avez été en France ? me dit le plus poliment du monde, et avec un air de triomphe, la personne avec laquelle je disputois… Il est bien surprenant, dis-je en moi-même, que la navigation de vingt-un milles, car il n’y a absolument que cela de Douvres à Calais, puisse donner tant de droits à un homme… Je les examinerai… Ce projet fait aussitôt cesser la dispute. Je me retire chez moi… Je fais un paquet d’une demi-douzaine de chemises, d’une culotte de soie noire… Je jette un coup-d’œil sur les manches de mon habit, je vois qu’il peut passer… Je prends une place dans la voiture publique de Douvres. J’arrive."


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