mardi 23 mars 2010

Les correspondances trahies


Tristesse spécifique quand on apprend soudain qu'un auteur qu'on aime et admire, admire et aime un auteur qu'on n'aime ni admire - ou l'inverse. Exemple : Kundera aime Fellini, et n'aime pas Soljénitsyne. Comment cela est-il possible ? Mon intérêt, mon admiration pour Kundera seraient-ils fondés sur un malentendu - pour moi qui aime Kundera, n'aime pas Fellini, et aime Soljénitsyne ? Il faut un peu de temps, un peu d'éloignement pour lire à nouveau et aimer à nouveau Kundera. Peut-être pour oublier, pour faire comme si on ne savait pas, pour laisser la mauvaise foi faire son travail, sauver l'image de Kundera de cette éraflure, la cicatriser, faire le deuil de cette complète fraternité de goûts. Dissonance, voire discordance bien grinçante.
Impression qu'un auteur doit constituer quelque chose comme un ensemble organique, où tout correspond à tout, et dans lequel il ne saurait y avoir de pièces rapportées, d'éléments étrangers qui en corrompraient l'unité et la grâce. Un chat avec une patte de chien ! Dans l'idée que je me fais de Kundera, Fellini ne me semble pas "miscible", donc pas admissible. Sans en faire un casus belli, il y a une gêne, un caillou dans la chaussure. De même quand je lis que Muray et J. Clair se référent à Lacan : il y a eu maldonne ! On avait affaire, semblait-il, à un alter ego, qui anticipait les attentes, les comblait au-delà même des espérances, et voici que tout à coup, on se trouve face à un opposé de soi-même. On marchait à l'aise, et voici qu'une latte du parquet cède traîtreusement ! Confiance trahie ! Amitié trahie !

Or, précisément, il n'en va pas de même avec les amis (pour le sens de ce dernier mot, consulter un dictionnaire ancien). On a avec un ami une conformité d'idées, fréquemment vérifiée. Mais l'ami n'est pas un "auteur" ayant "autorité" ; il n'est pas tenu, à nos yeux, que ses idées et ses goûts fassent système, soient cohérents, concordants, harmonieux entre eux et avec les miens ; car, si l'ami est source d'enrichissement et de plaisir dans sa conversation, il n'a pas un statut de référence, de modèle. Il apporte, mais ne construit pas. On ne lui demande pas la cohérence qu'on exige implicitement de l'auteur au travers duquel on se construit : à ce dernier, on demande (on exige) des matériaux cohérents, assimilables, métabolisables. Un morceau de bois dans une sauce, cela passe mal, et on maudit le cuisinier.

Et on se demande : si lui, qui est si admirable, aime tel auteur, il doit avoir ses raisons. C'est peut-être moi qui ne saisis pas. Mais quand je ne vois pas , pas du tout, absolument pas comment saisir, je suis devant une aporie. Qui déraille ? Je devrais à la logique de dire que c'est moi, qui suis moins costaud que Kundera. Mais je dois aussi à la sincérité de ne pas déjuger mon sentiment. Je ne vais pas admirer Fellini parce que j'admire Kundera qui l'admire (ce serait un snobisme, un conformisme qui peut jouer parmi les options encore fragiles de la jeunesse).

Peut-être faut-il se dire que personne n'est parfait, même les grands maîtres, et se faire une raison. Il est comme ça. Ce n'est pas parce qu'il aime Fellini qu'on va se priver de toutes les richesses qu'il recèle. Et quel autre serait aussi riche, sans apporter jamais un quelconque élément indigeste ? C'est ce que dit Jean-Luc Marion à propos de l'amour conjugal chrétien : c'est Dieu qui est parfait ; si on demande la perfection à son conjoint, on lui assigne un rôle intenable.


P.S. : les propos de Fellini sur le cinéma, sur la télévision, etc, me semblent souvent très pertinents ; ce sont ses films qui, pour moi, ne "passent" pas. ("Une Rencontre" p. 170)


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