En Arles
Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l'ombre est rouge sous les roses,
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;
Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c'est d'amour,
Au bord des tombes.
Très connu, presque trop. Proverbial, même. Et pourtant si beau ; toujours frais. On pourrait en dire (on en a déjà dit) bien des choses : la douceur, l'allusion, la délicatesse, l'effleurement, le parallèle entre la légèreté du texte et la légèreté de sa signification (légèrement perverse), son caractère insinuant, etc. Ou, un peu plus technique, les procédés, les oppositions (un cimetière qui n'est pas marin, mais doté néanmoins de colombes et de tombes...), les habiles échos de consonnes (Arles / parle), les croisements de mètres, etc.
Juste un aspect, dont je ne sais s'il a été remarqué : certaines sonorités qui brillent par leur absence, ou quasi-absence. Deux minuscules "i", jamais sur une tonique, presque effacés donc. Trois "è", dont un estompé. Un seul "u", lui aussi glissé en atone express. Deux "eur", placés, quant à eux, de façon assez saillante. Quelques "é" et "e" muets peu significatifs.
Que reste-t-il alors : une manifeste, une éclatante surreprésentation des A, AN, et des O, OU, ON. Relire en fonction de cela : on est presque assourdi par l'insistance de ces deux familles, et la fréquence de leur positionnement en toniques.
Outre la rime annexée "cancan" des vv. 1-2, outre l'étonnant (quasi-hindou) "prangardala" du v. 4, pourtant réputé très fluide, on met aussi en relief l'insistante pulsation cardiaque des iambes (tac poum) et des péons IV (tac tac tac poum), ce qui revient au même quant aux effets affectifs (ou physiques, mais est-ce différent ?). Chaque vers de 4 est fait de 2 iambes ; rien n'est plus cardiaque.
Par la conjugaison du rythme des syllabes et de la couleur des voyelles, on a donc un cœur qui bat, et surtout une gamme très défective, une palette très réduite, qui opèrent comme ferait un filtre coloré, ou un révélateur chimique : des variations phoniques sur le mot AMOUR. Un poème d'amour saturé du mot "amour" et du cœur battant.
Saussure recherchait dans les vers saturniens des anciens latins des insistances phoniques significatives et rigoureuses, des "anagrammes" (répétitions de lettres ou de syllabes). On dirait que Toulet use d'un procédé un peu voisin : retour et insistance sur les composantes du mot central du poème, de façon disséminée à travers la plupart des mots. Consciemment ? That is the question. Toulet a-t-il eu l'intuition - consciente, semi-consciente - de ce qu'il convenait de gommer pour obtenir un camaïeu sonore ?
Ce poème au destin si glorieux était le premier d'un groupe intitulé : "Romances sans musique". Ce qui est sûr, c'est que ce titre était une antiphrase.
La suavité sonore peut agacer, sembler trop melliflue, et donner donc l'idée de faire tout le contraire, de cacophoniser autant qu'on peut, pour dire l'horreur et non plus la tendresse, pour heurter et non plus pour insinuer. Prévert écrit donc, en inversion démoniaque, sa "Complainte de Vincent", en même lieu : “A Arles où roule le Rhône...”.
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