dimanche 13 juin 2010

Céline et Valéry - Bouches et boucheries


... pour relativiser un peu les limites. 

Il n'y a, semble-t-il, pas d'auteurs plus opposés que Valéry et Céline. Et pourtant... 
Chacun a sa façon de dire l'horreur, le physiologique, le dégoût. Néanmoins, ils sont animés par un même intérêt fasciné pour cette chair que l'on prétend complice de l'esprit, et qui n'est que viande, pour cette bouche que l'on prétend pure profératrice du Verbe, et qui est bien peu ragoûtante... 

Mais la boucherie valéryenne n'est somme toute qu'un épisode ambivalent, une expérience, comme on dit chez les lettrés, de l'apotropaïque (la fascination pour l'horrible). 
Alors que la boucherie célinienne est destinée à nourrir des soldats qui vont sous peu devenir à leur tour cette même viande sanguinolente : Bardamu s'évanouit car il voit, sent,  apprend de tout son corps que ce spectacle est un "tu es ceci", une moderne "Vanité" (parfaites analyses de J.-P. Richard dans son opuscule Nausée de Céline). L'équarrissage est l'avenir de l'homme.

La bouche valéryenne est un dispositif étrange, complexe, onirique ; un Opéra à l'italienne revu en cauchemar, mais un "temple du goût" tout de même. La page est un magnifique morceau de bravoure. 
La bouche célinienne, pour le regard médical, est un trésor sémiologique, elle distribue généreusement les signes de la décomposition ; sans équivoque, elle prophétise la mort.



Valéry      Bouche (Mélange, in  Œuvres, Pléiade t. 1 p1-323)

« Le corps veut que nous mangions, et il nous a bâti ce théâtre succulent de la bouche tout éclairé de papilles et de houppettes pour la saveur. Il suspend au-dessus d’elles comme le lustre de ce temple du goût, les profondeurs humides et avides des narines.
Espace buccal. Une des inventions les plus curieuses de la chose vivante. Habitation de la langue. Règne de réflexes et de durées diverses. Régions gustatives discontinues. Machines composées. Il y a des fontaines et des meubles.
Et le fond de ce gouffre avec ses trappes assez traîtresses, ses instantanés, sa nervosité critique. Seuil et actes — cette fourrure irritée, la Tempête de la Toux.
C’est une entrée d’enfer des Anciens. Si on décrivait cet antre introductif de matière, sans prononcer de noms directs, quel fantastique récit !
Et enfin le Parler… Ce phénomène énorme là-dedans, avec tremblements, roulements, explosions, déformations vibrantes… »



Céline      Bouche (Voyage)

« Il avait des dents bien mauvaises, l’Abbé, rancies, brunies et haut cerclées de tartre verdâtre, une belle pyorrhée alvéolaire en somme. J’allais lui en parler de sa pyorrhée mais il était trop occupé à me raconter des choses. Elles n’arrêtaient pas de venir juter les choses qu’il me racontait contre ses chicots sous les poussées d’une langue dont j’épiais tous les mouvements. A maints minuscules endroits écorchée sa langue sur ses rebords saignants.
J’avais l’habitude et même le goût de ces méticuleuses observations intimes. Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile. »






Valéry      Boucherie (Inspirations méditerranéennes, Œuvres, Pléiade t. 1 p. 1088-1089

« J'allai à la mer pour me baigner. Je m'avançai d'abord, pour jouir de la lumière admirable, sur une petite jetée. Tout à coup, abaissant le regard, j'aperçus à quelques pas de moi, sous l'eau merveilleusement plane et transparente, un horrible et splendide chaos qui me fit frémir. Des choses d'une rougeur écœurante, des masses d'un rose délicat ou d'une pourpre profonde et sinistre, gisaient là... Je reconnus avec horreur l'affreux amas des viscères et des entrailles de tout le troupeau de Neptune que les pêcheurs avaient rejeté à la mer. Je ne pouvais ni fuir ni supporter ce que je voyais, car le dégoût que ce charnier me causait le disputait en moi à la sensation de beauté réelle et singulière de ce désordre de couleurs organiques, de ces ignobles trophées de glandes, d'où s'échappaient encore des fumées sanguinolentes, et de poches pâles et tremblantes retenues par je ne sais quels fils sous le glacis de l'eau si claire, cependant que l'onde infiniment lente berçait dans l'épaisseur limpide un frémissement d'or imperceptible sur toute cette boucherie. L'œil aimait ce que l'âme abhorrait » .



Céline      Boucherie (Voyage)

« C’était donc dans une prairie d’août qu’on distribuait toute la viande pour le régiment, — ombrée de cerisiers et brûlée déjà par la fin d’été. Sur des sacs et des toiles de tentes largement étendues et sur l’herbe même, il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaie, suintant en ruisselets ingénieux dans la verdure d’alentour, un bœuf entier sectionné en deux, pendu à l’arbre, et sur lequel s’escrimaient encore en jurant les quatre bouchers du régiment pour lui tirer des morceaux d’abattis. On s’engueulait ferme entre escouades à propos de graisses, et de rognons surtout, au milieu des mouches comme on en voit que dans ces moments-là, importantes et musicales comme des petits oiseaux.
Et puis du sang encore et partout, à travers l’herbe, en flaques molles et confluentes qui cherchaient la bonne pente. On tuait le dernier cochon quelques pas plus loin. Déjà quatre hommes et un boucher se disputaient certaines tripes à venir.
— C’est toi eh vendu ! qui l’as étouffé hier l’aloyau !...
J’ai eu le temps encore de jeter deux ou trois regards sur ce différend alimentaire, tout en m’appuyant contre un arbre et j’ai dû céder à une immense envie de vomir, et pas qu’un peu, jusqu’à l’évanouissement. »




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