mardi 1 juin 2010

Emma Bovary sous le mancenillier romantique.



Un thème bien connu, mais qu'on peut réexaminer en faisant varier l'éclairage...

Emma, fille de paysans aisés, non seulement a reçu une éducation au-dessus de sa condition, mais en outre s'est enivrée de romans romanesques qui ont perverti son imagination. Le mariage ne pouvait lui apparaître qu'à travers le filtre de cette fantasmatique littéraire, sentimentale, grandiloquente et niaise. Vite elle déchanta (se désenchanta). Un mari banal, prosaïque. Un mari, en somme. Pas un chevalier, pas un Prince Charmant. Elle remâche amèrement son rêve aristocratique et amoureux, et sa déception d'un quotidien plat.
Mais voici qu'un jour, pour une raison insignifiante, le couple est invité, au-dessus de sa classe, au château de La Vaubyessard. Cette soirée merveilleuse, soirée de rêve, fera de la déception un désastre. Car désormais Emma sait, pour l'avoir de ses yeux vu, que le monde de son imagination existe. Sa vocation intime à cette existence-là n'est pas simple rêverie de jeune fille. durant quelques heures, la réalité est venue réaliser son roman intérieur. Emma peut se dire qu'elle a raison ; que ses aspirations et ses dégoûts étaient légitimes.

Deux petits faits concourent à consolider le fantasme, et à perdre définitivement Emma.
D'abord : de retour au domicile conjugal, Emma est prise bien sûr d'un indicible écœurement, par contraste avec la vie prestigieuse qu'elle a entrevue. Tout suite, c'est l'horreur incolore de la roture provinciale. Et son Charles d'époux ne trouve rien de mieux que de s'exclamer en arrivant : "Cela fait plaisir de se retrouver chez soi !". La phrase qui tue.
Ensuite : partant du château, le couple a trouvé sur le sol un porte-cigares finement ouvragé, très aristocratique, qui doit appartenir, songe Emma, aussitôt romanesque, au beau vicomte rencontré au château (ces mots lui donnent un vertige de volupté). Cet objet va bientôt acquérir le statut de relique ; Emma va le contempler, le flairer. Comme dans les contes, un objet en provenance de l'autre monde est une preuve de la réalité de ce monde, une attestation palpable. Emma va tenter de reconstituer l'objet magique qui fait le lien avec l'existence fantasmée en en faisant ensuite fabriquer un semblable pour offrir à son amant Rodolphe (qui fume le cigare, mais de façon peu courtoise, après qu'elle s'est donnée à lui).

L'épisode de la Vaubyessard est donc bien le moment-charnière du roman ; celui où on bascule d'une rêverie sentimentale à un désir assuré de sa légitimité. Par contraste, la vie quotidienne n'est plus pâle et plate, mais insupportable, abjecte. On passe du drame (déplaisirs d'une condition médiocre) à la tragédie (inéluctabilité de la catastrophe). Le possible n'est plus flottant dans l'irréel : il a fait la preuve de sa réalité. Il est donc exigible, à n'importe quel prix. Emma est passée "de l'autre côté". Comme Don Quichotte à qui on l'a souvent comparée, elle juge le réel à travers le voile de son fantasme qui est désormais la norme. La maladie latente se déclare, se propage, infecte toute l'âme, désamarre de tous les devoirs. Ce très mince fil transmet au réel toute la charge électrique de l'imaginaire.
Occasion de vérifier, une fois de plus, que le réel est peu de chose. Tout dépend de ce à quoi on le compare. Nous jugeons nos vies à l'aune de nos prétentions intimes, prétentions qui sont souvent des préventions dictées par les rencontres, les hasards, les contingences. Rencontre des romans qui rendent l'âme rêveuse. Rencontre du "grand monde" qui aigrit définitivement cette même âme, et l'empoisonne bien avant qu'Emma n'empoisonne son corps à l'arsenic.

L'idéal tue le réel. Les Idées de Platon sont-elles ce qui fonde le monde sensible ou ce qui le discrédite ? La visée de l'absolu est-elle ce qui anime, ou ce qui décourage, par trop d'exigence ? (Amiel a perdu sa vie dans cette mise en comparaison). Les romans sont-ils ce qui donne du sel à l'existence, ou ce qui la fait paraître insipide ? Et la Beauté ? Flaubert (Emma, c'est lui) écrivait à Ernest Chevalier (28 mars 1841) : "La femme est un animal vulgaire dont l'homme s'est fait un trop bel idéal. Le goût de la statuaire rend masturbateur. La réalité nous semble ignoble".

Dans une de ses lettres africaines, Céline, ou plutôt le jeune Destouches, évoque les Noires qui ont vécu quelques temps la vie (relativement) dorée des colons, et qui se retrouvent mélancoliques dans l'état qui leur était "normal" auparavant. Il commente par un proverbe arabe (peut-être controuvé) : "Lorsque Allah veut perdre une fourmi, il lui donne des ailes d'un lever au coucher du soleil)". 

Rodolphe évoque, avec une grossière mauvaise foi, le danger auquel il s'est exposé en se reposant "à l'ombre [du] bonheur idéal, comme à celle du mancenillier".  Mais c'est Emma qui l'a fait, et en a détruit sa vie.


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