samedi 12 octobre 2019

Descartes et Valéry : le créateur et son public


La plupart des philosophes qui ont fait de la théologie rationnelle (étude de Dieu à l’aide des seules ressources de l’esprit humain, indépendamment donc de la révélation) ont considéré que, la Raison était en Dieu, était Dieu, était une des dimensions essentielles de Dieu. Le Dieu incréé est raisonnable par nature. 
Descartes a osé une thèse inverse, rare, passablement scandaleuse, dite « doctrine de la création des vérités éternelles », à savoir : les vérités (qui constituent la Raison) ont le même statut que les autres choses ; elles ont donc elles aussi été créées par Dieu. Elles ne font pas partie de la « nature » de Dieu, mais sont librement établies par lui. Autrement dit, elles auraient pu être autres ; elles sont donc « contingentes ». La somme 2 + 2 aurait pu ne pas être égale à 4. Mais pour nous, entendements finis, la vérité 2 + 2 = 4 est nécessaire, ce qu’elle n’est pas pour Dieu. Les vérités sont nécessaires du point de vue humain, mais contingentes du point de vue divin. Comme souvent chez Descartes, une chose peut être qualifiée différemment selon le point de vue où l’on se place. Il y a donc une disparité essentielle entre les entendements finis des hommes et l’infinité de Dieu. Nous ne pouvons en aucune façon penser autre chose que 2 + 2 = 4, mais nous devons savoir que pour Dieu, ce n’était là qu’une option, portée à l’existence selon des critères qui nous sont radicalement inaccessibles. Créateur (infini) et créatures (finies) ne sont pas logés à même enseigne. Passons sur les argumentations (complexes) et les conséquences (immenses) et restons-en à ceci : ce qui est nécessaire pour la créature est contingent pour le Créateur. 

Nonobstant des différences significatives, on trouve chez Paul Valéry un dispositif assez analogue dans les rapports entre le poète (le créateur, sans majuscule) et le lecteur (qui n’est certes pas sa créature, mais qui peut être son pantin). 
Le principal travail du poète est de donner à ses productions l’apparence d’une invincible nécessité. En multipliant les substitutions, il vise à provoquer le sentiment de l’insubstituable. Un poème doit apparaître comme un bloc à prendre comme il est - ou par lequel se laisser prendre. L’excellent poème résiste aux velléités de correction, d’amélioration. Un poème n’est jamais parfait ; il n’est jamais fini. Il est arrêté et livré à l’imprimeur [thème effleuré dans le billet « Flaubert et Valéry : la nonpareille et la dissection »]. Mais il y aurait encore et toujours à augmenter la sensation d’une nécessité qui ne peut être absolue et définitive. Le poème reste toujours marqué, fût-ce très discrètement, de la contingence des choix qui ont présidé à son élaboration. Ce sont ces traces qui passent souvent inaperçues. Tel poème, sérieusement travaillé, trouvera des lecteurs pour le juger non-modifiable ; d’autres pour y déceler de légères failles. Le poème n’est pas nécessaire en-lui-même. Il l’est ou non  selon la qualité et l’exigence (c’est à peu près synonyme) du lecteur. Un poète sérieux doit attribuer imaginairement à son poème le lecteur le plus sourcilleux. Pour jouer ce rôle, le fantôme de Mallarmé convenait très bien (peut-être même est-ce lui qui a suggéré à Valéry cet épi-skopos interne). « Tout poète vaudra enfin ce qu'il aura valu comme critique (de soi) »(Choses tues, rubrique « Du regard de l’auteur sur son œuvre »). 
La nécessité d’un poème est donc (éventuellement) pour le lecteur seul, pour le lecteur inférieur à l’auteur. Perfection ou imperfection, nécessité ou contingence, ne sont donc pas des critères intrinsèques de l’œuvre, mais des critères de qualité du lecteur ; plus exactement de la valeur comparée de l’auteur et du lecteur. La publication d’un poème est un défi, un challenge lancé au public. L’auteur s’y est bien préparé, mais il peut tomber sur plus fin que soi. 
C’est pourquoi l’excellent poète est par définition un lecteur morose, presque toujours déçu de victoires si faciles sur des textes si peu résistants. Un poids lourd professionnel face à des poids moyens mal entraînés. Il lit donc peu, et toujours les mêmes : Mallarmé bien sûr, mais aussi Racine, comme on le voit dans cette anecdote vraisemblablement arrangée, mais parlante (c’est ce qu’on demande à une anecdote) :  
« Il y a peu d’années, j’ai composé le livret d’une cantate, et l’ai dû faire assez vite, en alexandrins. J’ai laissé ce travail, un jour, pour me rendre à l’Académie, et, la tête encore occupée du mouvement d’une période, me suis trouvé distraitement arrêté devant une vitrine du quai où était exposée une belle page de vers, en grand format et beaux caractères. II se fit alors un singulier échange entre moi-même et ce morceau de noble architecture. J’eus l’impression d’être encore devant mon ébauche, et je me mis inconsciemment, pendant une longue fraction de minute, à essayer, sur le texte affiché, des changements de termes… J’étais comme un sculpteur qui mettrait ses mains sur un marbre, rêvant qu’il remaniât une terre encore humide et molle. Mais le texte ne se laissait pas ressaisir. Phèdre me résistait. Je connus par expérience directe et sensation immédiate ce que c’est que la perfection d’un ouvrage. Ce ne fut pas un bon réveil. » (Sur Phèdre femme)

Il y a donc un paradoxe du succès en matière de poésie. D’abord, l’auteur ne réussit jamais vraiment ; il est toujours à la merci d’un meilleur lecteur éventuel (il est ‘falsifiable’, dirait un épistémologue). Mais quand le poète l’emporte, quand le poème est senti comme nécessaire et son auteur assimilé à une sorte de Dieu, ce n’est jamais, inévitablement, que par plus faible que lui, par celui dont le jugement importe peu à l’auteur exigeant. La valeur de mon lecteur se mesure à son désaveu… Il y a de quoi être mélancolique. 
On songe à la dialectique hegelienne de la reconnaissance : si je l’emporte, mon adversaire est mort, et nul ne sait que je suis supérieur ; s’il demande grâce, il y a bien quelqu’un pour reconnaître ma supériorité, mais c’est un lâche…). 

Un poème n’est donc pas fort ou faible dans l’absolu (évitons ici les critères du « beau »). Il est qualifié dans une relation, un match (rencontre) entre deux niveaux d’exigence et de compétence. Le poète, comme le Dieu cartésien, sait que son œuvre est contingente. Mais le lecteur, à la différence de la créature cartésienne, la trouvera le plus souvent nécessaire, et parfois contingente. Les statuts des instances sont moins tranchés dans la poétique que dans la théologie.