J’avais vu le film, et l’avais trouvé excellent. Sobre, bien mené, distribution parfaite. Je vois qu’il ne trahissait pas le livre, même s’il était, inévitablement, moins riche, moins fin et détaillé.
J’ai beaucoup apprécié le roman. Tout d’abord, pour la justesse du ton, même en traduction : tout en mesure, en précaution, en réticences, en effacement. Jamais un éclat. Ce ton est à lui seul un portrait psychologique du narrateur. Le paradoxe, la performance, c’est que ce style pathologiquement retenu (souplement cadenassé, mais peut-être d’autant plus cadenassé) ce style ne lasse jamais l’intérêt, et même constitue un intérêt permanent paradoxal.
Le titre, en français, n’est pas mauvais, peut-être un peu trop littéraire, lyrique. Il aurait mieux valu quelque chose de plus sobre (mais moins vendeur), comme « Ce qu’il reste de jour »…
On trouve des traces, discrètes, mais certaines, de pensée et de culture extrême-orientales ; par exemple l’image du moyeu de la roue. Mais aussi, et surtout, dans le tissu même du livre et du personnage, une éthique de l’effacement de soi, de la soumission : autoportrait du butler en samouraï mélancolique.
L’aspect ‘sentimental’ est très bien dosé : à peine une mince lueur finale, qui jette une nostalgie rétrospective sur l’ensemble.
Il y a très peu de phrases remarquables, qui seraient à noter, car tout est imprégné d’une conception du monde, de l’homme, de la société, qui ne se satisferait pas de formules trop frappantes, trop personnelles, claquantes. Sinon, presque à la fin, la formule désabusée « Je n’ai même pas commis mes propres fautes » : élégante façon de résumer, en négatif, le thème de l’autonomie morale.
La problématique de la dépersonnalisation, de l’effacement, si fréquente dans la modernité littéraire se trouve ici reprise à partir d’un substrat narratif (psychologique, social et historique) qui permet de traiter cette problématique de façon concrète et motivée. Le thème, risqué pour un roman, c’est l’abandon de sa personnalité, de sa responsabilité, à un supérieur respecté, aimé et suivi en toutes choses. Démission, aliénation dira-t-on. Certainement. Mais aussi fidélité, devoir. Occasion de se dire que les attitudes (« idéologiques ») qui nous semblent tout étrangères ne sont pas forcément l’effet de la bassesse d’âme. Stevens fait très sincèrement ce qu’il croit être le mieux, à savoir sa fonction. Il est tout entier ‘fonctionnaire’ ; il doit s’adapter à une mission qu’il ne juge pas. Il a sa place dans la hiérarchie (dans le cosmos), et sa fierté est de n’en pas déroger. Or juger son maître serait manquer à cette fonction (cette asymétrie est d’origine platonicienne). Ce serait faire primer ses sentiments subjectifs, ses opinions personnelles, sur l’objectivité et l’impersonnalité de l’ordre du monde. Après tout, la critique que Stevens fait, ou plutôt qu’il répercute, de la démocratie, du choix individuel, n’est pas sans signification. L’homme ordinaire ignore tout des grands problèmes politiques ; comment alors lui confier, fût-ce indirectement, la direction des affaires ?
Il y a bien sûr chez le butler un refus d’être lui-même ; en termes des Lumières, une sorte de refus de la liberté. Mais il a aussi la conscience de ses limites, de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore. Il est situé, inconfortablement, à la fracture entre deux mondes : aristocratique et démocratique. Il garde ses valeurs anciennes dans un monde où elles n’ont plus guère cours, et il nous semble renvoyé dans un passé très ancien car complètement dépassé. Mais il n’est pas ridicule ; il n’est pas un Don Quichotte (sa réserve essentielle lui rend ce rôle inenvisageable). On peut souvent penser en lisant le roman à l’étonnant Sujet, de Heinrich Mann. Mais Diederich est un pantin grotesque, indigne, un imbécile névrosé. Or Stevens est un homme qui a de la valeur, mais dans un cadre, selon des références qui n’ont plus cours.
On est choqué bien sûr quand, pour la continuité du service, il gomme la mort de son père (c’est très militaire, sacrificiel) ; ou, de même, la mort de la tante de Miss Kenton ; de même pour les servantes juives. Sa conscience professionnelle gomme sa conscience personnelle mais elle ne le rend pas monstrueux car il adhère à une valeur (la noblesse du service) ou à une confiance (mon maître sait mieux que moi ce qui est juste). Certes, il ne correspond pas du tout à l’idéal kantien de l’autonomie personnelle.
Il présente des aspects névrotiques évidents, une répression de soi fort peu de saison au temps du « ne rien lâcher quant à son désir ». Il ne lit que pour apprendre à être badin avec mesure, avec tact. Tout en lui est mesuré, médiatisé, concerté. Toute spontanéité est exclue. Il faut, selon l’image qu’il emploie, ne se déshabiller que lorsqu’on est complètement seul ; ne jamais quitter son costume de fonction en public ; ne jamais apparaître en décalage avec ce qui est attendu de son métier.
Le cas du nazisme comme pierre de touche de la moralité était assez prévisible, mais l’auteur le traite sans appuyer, et en l’insérant de façon logique dans le temps et dans le lieu. Ce problème reste, pour le narrateur, à peu près sur le même plan que celui de la mort d’un proche : exemple de conflit possible, réglé spontanément selon les exigences du service ; de toute façon, on ne sait pas juger des grands problèmes, que ce soit diplomatie, économie, ou antisémitisme. Stevens dit bien qu’il n’a aucune haine ni rien à reprocher aux deux servantes juives. Certes, la protestation de Miss Kenton est forte dans sa formulation ; mais elle n’en tire pas de conséquences, et finalement se trouve lâche, ce qui montre rétrospectivement le caractère surtout émotif et verbal de son indignation. Ce renvoi des servantes juives, Stevens l'entérine sans états d’âme, et Miss Kenton le laisse faire après des états d’âme sans efficacité.
Pour terminer, un étonnement : dans ce que j’ai pu apercevoir de commentaires sur la Toile, je n’ai pas trouvé la mise en parallèle (qui me semblait tomber sous le sens), avec le roman de Hrabal Moi qui ai servi le Roi d’Angleterre. Un serviteur (serveur) qui accomplit sa tâche avec virtuosité, puis glisse dans des compromissions avec le nazisme. Le ton est bien sûr tout différent. J’ai souvent beaucoup d’admiration pour Hrabal, mais ce roman ne m’a que très partiellement convaincu. Le début est très réussi, capricant, cocasse, - de l’excellent Hrabal. Mais l’aspect grave s’insinue de façon peu convaincante, et se développe de façon lourde et didactique, moralisante. La pondération d’Ishiguro semble bien plus efficace que la désinvolture de Hrabal, désinvolture qui ne s’exerce plus dans la manière de narrer, mais dans la conduite d’une histoire qui pour être convaincante et porter leçon, devrait être plus sérieusement construite. Sur les mêmes problèmes, les quelques passages d’Une trop bruyante solitude à propos de la Tzigane sont d’une densité humaine et donc d’une portée bien plus grandes.