samedi 1 février 2020

Conrad : les cercles


... quelques remarques brèves sur quelques lignes...

ConradL'Agent secret, chap. III, trad. S. Monod (Pléiade) : 
 «... l'innocent Stevie, assis très sage et tranquille devant une table de bois blanc, et traçant des cercles, des cercles, des cercles ; des cercles innombrables, concentriques ou excentriques ; un scintillant tourbillon de cercles qui, par leur multitude enchevêtrée de courbes qui se répétaient, par l'uniformité de leurs contours, par leur confusion de lignes entrecoupées, évoquaient une figuration du chaos cosmique, le symbolisme d'un art en folie essayant de représenter l'inconcevable. »
« the innocent Stevie, seated very good and quiet at a deal table, drawing circles, circles, circles ; innumerable circles, concentric, eccentric ; a coruscating whirl of circles that by their tangled multitude of repeated curves, uniformity of form, and confusion of intersecting lines suggested a rendering of cosmic chaos, the symbolism of a mad art attempting the inconceivable. »

Cette sombre histoire policière, psychologique, politique, ne fait peut-être pas un grand roman, mais elle suscite du moins une atmosphère singulière, assez pénible, car elle superpose les angoisses terroristes et les lourdeurs minables du quotidien. 
Un jeune homme simple d’esprit dessine des cercles. La profonde ‘distraction’ du personnage suggère bien l’évasion dans l'abstrait comme un refuge : les formes mathématiques, comme les échecs, comme la spéculation pure, peuvent servir à esquiver l'existence. 
Le cercle, qui est par excellence unité et ordre (cf. Platon), devient confusion s’il est indéfiniment répété ; de même que le rythme, facteur de régulation des affects, s’il est longuement répété, inverse ses propriétés et provoque la transe. 
Cette activité pathologique est présentée par Conrad, de façon assez étrange, comme une sorte d’illustration de ce que la pure abstraction a d'inquiétant dans sa recherche de perfection absolue (on peut songer à Frenhofer). Illustration anticipée, car ce roman a été publié en 1907, alors qu’on situe en général vers 1910 le début de l'abstraction pure, dont le projet autant (plus ?) mystique qu'esthétique est de représenter l'irreprésentable. 
Le mouvement esthétique du 'symbolisme' a eu quelque rôle dans la genèse de l'abstraction. Il me semblerait donc préférable de ne pas employer ce mot pour traduire ici 'symbolism', et de se contenter de 'la symbolisation', ou de 'pour symboliser'. L'ancienne traduction Davray disait : "... ressemblaient à quelque épure d’un chaos cosmique, à quelque symbole de l’inconcevable."
 Autre détail de traduction : Sylvère Monod manque ici à mon avis la redondance délibérément lourde, insistante, de 'uniformity of form', au profit de 'l'uniformité de leurs contours', plus souple certes, mais qui rend moins la surabondance inquiétante des cercles, mimée par l’insistance phonétique (le mot 'circles', répété comme le mot 'bells' dans le célèbre poème d'E. Poe).  Davray quant à lui traduisait par "forme invariable".

Il y a peut-être dans ce passage une allusion à la célèbre anecdote d’Archimède perdu dans la méditation géométrique, disant au soldat qui le menace : "Ne dérange pas mes cercles !" Ce qui ferait du débile léger une sorte d'Archimède par défaut, concentré sur le quasi-néant des formes pures. À ce moment de la narration, il va être dérangé ; pire encore à la fin du roman. L’allusion à Archimède serait-elle une discrète prophétie ?