lundi 10 février 2020

Musique vue


Stravinsky disait que les auditeurs de musique, lorsqu’ils ferment les yeux, risquent fort se laisser aller à de berceuses rêveries romantiques, couchers de soleil, sous-bois et petits lapins (j’ajoute ces exemples car je pense que la Pastorale doit être parmi les œuvres le plus propices à ces dérives non-musicales). Il recommandait de regarder les musiciens : la vue de l’activité concrète de production du son comme rempart contre l’évasion sentimentale. Ceci est très cohérent avec ses conceptions de la musique comme non-expressive, donc comme art autonome. Il est probable qu’en règle générale, c’est là un bon conseil. 
Mais cela ne correspond pas du tout à mon expérience personnelle. Quand j’écoute de la musique les yeux fermés, je ne ‘vois’ rien, ni paysages, personnages, ni couleurs, ni formes. Juste un espace virtuel où le son se déploie. Je ne suis éventuellement distrait de la musique que par des idées adventices pas forcément musicales, réflexions, associations etc. auxquelles il faut remédier par recadrage. En revanche si, selon le conseil de Stravinsky, j’ouvre les yeux sur la musique en train de se faire, ce sont les musiciens, leurs visages, leurs attitudes qui me distraient et gênent mon écoute. La noble concentration du premier violon évoque aussi une tension à la fois nerveuse, physique et spirituelle, qui interfère avec le son : la vue de la cause ne renforce pas toujours la perception de l’effet, au contraire. La simple diversité empirique des visages est occasion de distraction (tiens, il y a deux barbus et trois chauves… ; le deuxième chauve ressemble à mon voisin…). Le coup d’œil du violoncelliste vers son leader évoque le monde des répétitions, du travail, tout l’envers du décor, qu’on sait bien, mais auquel il ne s’agit pas de penser maintenant. 
Il faut bien évoquer à ce propos les deux pires obstacles à une écoute sereine : 
1/ la goutte de sueur qui perle à la pointe du nez du violoniste, qui tremble, vibre et qui ne tombe pas, qui agace, qui fait éprouver par sympathie un chatouillis qui déconcentre totalement. 
2/ la musicienne sexy (on en manque de moins en moins) qui sollicite irrémédiablement la vue et un état d’âme appréciable en d’autres contextes, mais ici très dérangeant. Là, il faudrait être un saint (ou le chaste Oncle Toby) pour fermer les yeux. 
L’audio est donc une bien belle invention qui permet de se passer de l’image et de ses prestiges.
J’irai plus loin. Même quand on n’a que le son, il vaut mieux, de l’interprète, ne pas connaître le visage, ni rien d’empirique (âge, sexe, allure, etc. - proclamations politiques, morales et autres). Même, il vaut mieux ignorer l’identité de l’interprète, qui est presque toujours porteuse de lourds préjugés, d’automatismes personnels et collectifs (là aussi : de prestiges).
Au millénaire dernier, une collection de disques bon marché, opportunément nommée « Musique d’abord », ne comportait pas la moindre illustration. Musique seule donc : l’austérité spartiate était facteur de pureté esthétique. On était dispensé des images de pochette imposant de dangereux paysages, de menaçants tableaux qui se surimprimeront à notre écoute. Il en va de la musique comme du roman : l’illustration lui est ennemie. La musique, c’est du son. La littérature, ce sont des mots : Flaubert avait grandement raison d’interdire toute Bovary dessinée qui figerait dans l'espace ce qu’il avait eu tant de mal à maintenir dans le flou merveilleux du possible et du temps. 
Dans un billet précédent, je disais que la musique, souvent, est simplement entendue, et qu’il faut un effort pour l’écouter. Voici donc une exigence supplémentaire : pour l’écouter vraiment, il faut ne pas la voir.

***
P. S. : Une seule fois, la vue de l’interprète m’a été un apport essentiel, mais cet apport n’était pas strictement musical, plutôt spirituel. Il s’agissait de Gustav Leonhardt, dont la tenue, au sens postural, vestimentaire et éthique, était une grande leçon. 

P.S. 2 : 
Sv. Richter, Entretiens... p .347 : 
"Mais... c'était une véritable souffrance que de regarder tout cela. Nos visages déformés (celui d'Oleg, comme le mien, et, en l'occurrence, même Natacha ne faisait pas exception) étaient un tel obstacle à la perception de la musique que j'en maudis le simple fait que le téléviseur ait été inventé. C'est quelque chose d'inadmissible, et c'est tellement mieux de simplement écouter la musique."