Il s'agit d'un mot, délicat à traduire, d'autant qu'il aura un écho par la suite. Pnine (VI, 12) se doute qu'il n'aura plus de place à Waindell, et dit :
"So they have fired me"
Chrestien : "Cela signifie qu’on me met à la porte ?"
Couturier : "Ce qui veut dire qu'on me licencie ?"
Le "so", très bref, aurait gagné à être rendu par un "donc", ou un "alors", plutôt que par 6 syllabes.
Les deux traducteurs ajoutent un point d'interrogation qui modifie considérablement le sens : en français, Pnine semble demander une confirmation, alors qu'en anglais, il tire une conclusion pessimiste (fataliste). Cet infléchissement n'était vraiment pas difficile à éviter.
Quant au mot 'fired', son équivalent en fr. serait 'viré'. 'Mettre à la porte' est neutre ; 'licencie' est administratif. Tant qu'à choisir un mot français qui ne pourra pas être réinjecté dans la reprise de VII, 6, on pouvait fort bien dire 'viré'.
En VII 6, donc, on lit que Pnine aurait dit 'shot' (fusillé), trop grosse erreur, même pour un Pnine. On peut en croire le narrateur qui ironise si souvent sur les fautes de son ami. Quoique, avec tous ses proches qui ont été massacrés, ce coup de feu ne serait pas sans écho dans sa psychologie. En outre, vers les Pins, un coup de feu fait fuir un écureuil. Le souvenir de Mira évoque, entre autres, la mort par le feu. Pnine prononce le nom 'Thayer' comme l'allemand Feuer - comme on donne ordre à un peloton d'exécution. Un de ses anciens camarades a été shot (on y reviendra).
« We arrived at last to Pnin’s declaration one day that he had been “shot” by which, according to the impersonator, the poor fellow meant “fired” - (a mistake I doubt my friend could have made)."
Chrestien :
"Nous atteignîmes enfin la déclaration faite un jour par Pnine qu’il avait été shot (fusillé) par quoi, selon l’imitateur, le pauvre homme avait voulu dire qu’on l’avait fired (congédié) (Erreur dont je doute que mon ami l’eût faite.) ".
C'était très malcommode ; le traducteur a choisi de citer les mots anglais et de mentionner le problème qu'ils posent. [le 'nous atteignîmes' n'est pas très heureux ; on dirait une randonnée]
Couturier :
"Nous en vînmes enfin à la déclaration de Pnine qui aurait prétendu qu'un jour il avait été 'shot', alors que, selon l'imitateur, le pauvre type voulait dire 'fired' (une faute que je ne crois pas que mon ami aurait pu commettre)"
C'est assez lourd : "qui aurait prétendu qu'un...".
Le traducteur mentionne les mots, mais, la Pléiade le permettant, renvoie l'explication dans une note ; mais cette note n'est pas très claire dans son sens et dans son intention : "Ce propos pourrait s'appliquer à Nabokov lui-même, auteur et narrateur, ce dont il ne pouvait qu'être conscient. "
Le français est une langue riche. Pour renvoyer un employé non seulement en le 'licenciant' ou en le 'mettant à la porte', mais en le tuant symboliquement, on dispose au moins de deux mots bien connus qui permettraient de conserver l'(improbable) erreur de Pnine : éliminer, et liquider. Mots qui ont en outre l'avantage de faire écho à des pratiques staliniennes qui sont très plausiblement à présentes l'esprit de Pnine.
Pour la première formule de Pnine, j'envisagerais les options suivantes :
"Donc, on me liquide."
"Donc ils me liquident."
"Donc je suis liquidé."
"Alors, je suis éliminé."
"Alors ils m'éliminent." etc.
En appendice, et par association dans les même tonalités meurtrières :
Dans le public de Cremona (I, 3), Pnine croit voir des morts qui lui furent proches (comme Céline les voit défiler dans le ciel). Parmi eux, Vania Bedniachkine. Le prénom est épicène, plus fréquemment masculin (cf. un oncle célèbre). Ce personnage, comme il se doit, a été fusillé (shot) par les Rouges parce que son père était libéral (le sort probable de Nabokov s'il avait raté le bateau). C'est un ancien condisciple de Pnine. Les bolcheviks avaient-il scrupule à fusiller des femmes ? En tout cas, le fait que ce soit un camarade de classe de Pnine semble impliquer que c'est un homme. Pourquoi la Pléiade dit-elle "fusillée" ?
Vania / Vanya : la différence orthographique est-elle pertinente pour distinguer les genres ?
Nabokov : Vanya Bednyashkin
Chrestien : Vanya Bednyachkine
Couturier : Vania Bedniachkine