J'ai enseigné la philosophie de 1978 à 2019, soit 41 ans, dont 38 dans le supérieur, que j'avais hâte de rejoindre pour diverses raisons dont une des principales était de fuir les copies en charabia. Las, bien vite j'ai été rattrapé ; dès 1988, c'était perdu, la rédaction en français devenait une rareté, une friandise qui valait à elle seule une honnête moyenne. Le "tarif" était d'une dizaine de fautes par page, ce qui, associé à une graphie problématique et une pensée incertaine, rendait la correction d'autant plus pénible que la copie était mauvaise.
Trois anecdotes.
Vers 1988, j'essayais de limiter les dégâts en expliquant aux étudiants ce précepte d'Alain selon qui il faut soigner l'expression, car cela retentit favorablement sur la pensée. À quoi un étudiant me fit remarquer, sans aucune acrimonie, que ce n'était pas possible : si on fait attention à l'orthographe, on ne peut pas en même temps faire attention à la pensée. Ce qui n'était pas faux en un sens (Malebranche fonde une partie de sa pensée sur l'affaiblissement de l'attention par son partage entre divers objets) ; mais c'était bien mauvais signe quant aux automatismes qui rendent "transparent" le soin de la mécanique verbale. Savoir écrire, en principe, c'est laisser se dérouler "en tâche de fond" la plupart des processus grammaticaux. Donc, écrire ou penser, il fallait choisir.
Par la suite, j'évoquais de temps en temps un petit fait pour faire au moins sentir aux étudiants l'abîme entre les pratiques de deux époques - leur indiquer que eux et moi vivions sur des planètes différentes, dans des ères différentes. En terminale (1969, 16 ans), mon professeur de philosophie n'était pas un "prof de philo", mais c'était néanmoins un homme à la fois charmant et sérieux. À la remise de la première copie, j'avais obtenu 16/20 - normal. Mais dans un coin de la première page, une indication : "2 fautes." Stupéfaction ; car je ne faisais quasi jamais de fautes, a fortiori dans un texte construit par mes soins et rédigé avec attention. Il s'agissait de deux occurrences du mot "assez", où ma graphie du Z le faisait en effet ressembler à un Y. Il y avait donc "faute" lorsque, pour une raison quelconque, la lecture avait connu un incident, même minime, un petit accroc, un infime parasitage. C'était au tour des étudiants d'être stupéfaits par des exigences aussi loufoques.
Vers 2015, un candidat aux concours de recrutement me donna à corriger une copie d'entraînement où il devait y avoir quelque chose comme 2 ou 300 fautes (des vraies fautes, du genre "ils était"). Je lui fis remarquer que son orthographe était en-dessous du niveau du CM1, chose regrettable pour devenir enseignant de terminale. Il a dû m'en vouloir beaucoup et me classer parmi les suppôts du fascisme et de l'arrogance mandarinale. Il n'avait probablement pas tort, puisque, deux mois après, il était reçu au concours, preuve que le jury était sur la même longueur d'onde que lui - ou que lui était sur la même longueur d'onde que le jury. L'important, c'est de se comprendre, d'avoir les mêmes exigences.