Une sorte de chaîne (apostolique ?) entre romans ; des échos successifs... ; les romans résonnant entre eux comme font des cordes sympathiques, éveillant des harmoniques.
Quand on lit le (très remarquable) roman d'Henri Calet La Fièvre des polders, on ne peut qu'être frappé par la similitude psychologique entre le personnage principal, Ward, et le Gustalin qui donne son nom au roman de Marcel Aymé (les deux romans ont été publiés à quelques mois d'intervalle en 1938-39). Ce sont deux incapables, rêveurs, qui bovarysent à leur façon. Gustalin, piètre réparateur de vélos, se rêve garagiste automobile de haut niveau. Ward, commerçant en bière prétend faire sa réputation en se ruinant et en ruinant sa santé dans les estaminets ; il rêve de camion automobile, de téléphone, d'extensions glorieuses etc. Tous deux remplacent l'action par le rêve vide, l'hallucination du but au mépris des moyens, très soumis qu'ils sont au principe de plaisir, esquivant le principe de réalité.
Ward : "La Veuve en ferait une figure quand il stopperait son camion automobile devant son estaminet. Elle viendrait au seuil de sa porte, attirée par le ronflement du moteur… « Eh bien, Ward !… »." [...] "Oui, je vais leur montrer, moi, qui je suis. Il n’aura plus un seul client dans tout le Pays de Waes, le rouquin. Et, après le rachat, quand on aura la caserne, un deuxième camion automobile. Roulez ! Je fais en grand, moi."
Ces rêveries, celles de Gustalin surtout, se retrouvent dans le Barrage contre le Pacifique de Duras. Cf. :
https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/03/ayme-duras-routes.html
Or, analogie autre, le Barrage et les Polders (les titres le suggèrent) sont des romans où l'élément liquide est obsédant. Menace d'inondation chez Duras, imprégnation de tout et de tous chez Calet. Chez ce dernier, la victoire sur la mer que représentent les polders est bien moins glorieuse que celle louée par Hegel dans son Esthétique (les Hollandais sont fiers d'avoir fabriqué la terre sur même laquelle ils vivent). Le "héros", conformément à la destinée de ses compatriotes, finit piteusement dans l'eau.
Chez Duras, les relations familiales bizarres et minables sont l'écho (tout le monde l'a noté) de ce qu'on trouve chez Caldwell (La Route au tabac, Le petit Arpent du Bon Dieu). Mais les Polders n'en sont pas exempts : une famille qui se disloque, tout le monde surveillant tout le monde, se méfiant ; et surtout, une grand-mère qui en est réduite (ou se réduit) à voler sa nourriture (des navets chez Caldwell, des tartines chez Calet).
On peut continuer : chez Duras, l'opiniâtreté pathologique de la mère à construire des barrages peut faire penser à un autre grand roman de l'absurde, une tragédie cette fois : L'Épervier de Maheux.
Et ainsi de suite...
(par exemple : La Suzanne du Barrage (1950) et Suzanne et le Pacifique [1921] de Giraudoux... )
Ce peut être un jeu que de repérer des analogies entre romans : Calet fait penser à Aymé et à Duras ; Duras fait penser à Caldwell, qui fait aussi re-penser à Calet. Mais la ressemblance entre A et B ne porte pas sur les mêmes traits que la ressemblance entre B et C. Si Jean ressemble à Jacques par le nez, et si Jacques ressemble à Pierre par le front, Jean ressemble-t-il à Pierre ? (y a-t-il transitivité de la relation ?). On est tenté de répondre non. "Ressembler", non, en effet ; mais "faire penser à...", c'est en revanche très possible, et peut-être pas stérile. La littérature n'est-elle pas l'ensemble, cohérent ou non, fondé ou non, rationnel ou non, de ce qui se passe dans l'esprit du lecteur ?
Valéry, Mélange, Instants 'L'épreuve' :
"Un jour, l’idée me vint d’un moyen simple et immédiat pour reconnaître si une personne donnée est douée de quelque « esprit mathématique ».
Le résultat s’obtient en sept ou huit secondes, dont six pour la question, que voici :
« Si Pierre ressemble à Paul, et si Paul ressemble à Jacques, Pierre ressemble-t-il à Jacques ? »
Que si le sujet fait mine de réfléchir, l’épreuve est défavorable. Mais s’il dit : « Oui », dans l’instant même, et comme sans y penser, cette promptitude et cet absolu dans la réponse le « qualifient » pour la science des formes pures. »