trois textes sans commentaire ni présentation
(ils se suffisent)
26 septembre 1857 t. III 407-8 :
« À 10 1/2 heures du soir, sous le ciel étoilé, une troupe de campagnards, embossés près des fenêtres des Malan, avec de la lumière, hurlaient des chansonnettes désagréables. Pourquoi ce croassement goguenard de notes volontairement fausses et de paroles dérisoires, égaie-l-il ces gens ? pourquoi cette ostentation effrontée du laid, pourquoi cette grimace grinçante de l'anti-poésie est-elle leur manière de se dilater et de s'épanouir dans la grande nuit solitaire et tranquille ? Pourquoi ? Par un secret et triste instinct. Par le besoin de se sentir dans toute sa spécialité d'individu, de s'affirmer, de se posséder exclusivement, égoïstement, idolâtriquement, en opposant son moi à tout le reste, en le mettant rudement en contraste avec la nature qui nous enveloppe, avec la poésie qui nous ravit à nous-mêmes, avec l'harmonie qui nous unit aux autres, avec l'adoration qui nous emporte vers Dieu, Non, non, non ! moi seul et c'est assez, moi par la négation, par la laideur, par la contorsion et l'ironie; moi dans mon caprice, dans mon indépendance et dans ma souveraineté irresponsable ; moi affranchi par le rire, libre comme un démon, exultant de spontanéité, moi maître de moi, moi pour moi, monade invincible, être suffisant à soi, vivant enfin une fois par soi-même et pour soi-même : - voilà ce qui est au fond de cette joie ; un écho de Satan, la tentation de se faire centre, d'être comme un Elohim, la grande révolte. Mais c'est aussi la vision rapide du côté absolu de l'âme personnelle, l'exaltation grossière du sujet constatant par l'abus le droit de sa subjectivité, c'est la caricature de notre plus précieux privilège, c'est la parodie de notre apothéose, et l'encanaillement de notre suprême grandeur. Beuglez donc, ivrognes ; votre ignoble concert dans ses titubations charivariques révèle encore sans le savoir la majesté de la vie et la puissance de l'âme ; dans sa repoussante vulgarité, il n'appartient encore qu'à l'être supérieur, lequel, même en s'avilissant ne s'abuse pas tout entier et qui même en multipliant sur ses membres les chaînes de la matière, fait encore dans l'entrechoquement des anneaux de cette chaîne résonner le bruit divin de la liberté. »
30 décembre 1850 :
« Je viens de feuilleter les œuvres complètes de Montesquieu et ne puis rendre encore bien l’impression que me fait ce style singulier, d’une gravité coquette, d’un laisser-aller si concis, d’une force si fine, si malin dans sa froideur, si détaché en même temps que si curieux, haché, heurté comme des notes jetées au hasard, et cependant voulu. Il me semble voir une intelligence, sérieuse et austère par nature, s’habillant d’esprit par convention. L’auteur désire piquer autant qu’instruire. Le penseur est aussi bel esprit, le jurisconsulte tient du petit maître et un grain des parfums de Gnide a pénétré dans le tribunal de Minos. C’est l’austérité telle que l’entendait le siècle en philosophie et en religion. Dans Montesquieu la recherche, s’il y en a, n’est pas dans les mots, elle est dans les choses. La phrase court sans gêne et sans façon, mais la pensée s’écoute. »
2 décembre 1851 :
« Fais en toi la part du mystère, ne te laboure pas toujours tout entier du soc de l'examen, mais laisse en ton coeur un petit angle en jachère pour les semences qu'apportent les vents, et réserve un petit coin d'ombrage pour les oiseaux du ciel qui passent ; aie en ton âme une place pour l'hôte que tu n'attends pas, et un hôtel pour le dieu inconnu. Et si un oiseau chante dans ta feuillée, ne t'approche pas vite pour l'apprivoiser. Et si tu sens quelque chose de nouveau, pensée ou sentiment, s'éveiller dans le fond de ton être, n'y porte point vite la lumière ni le regard ; protège par l'oubli le germe naissant, entoure-le de paix, n'abrège pas sa nuit, permets-lui de se former et de croître, et n'ébruite pas ton bonheur. Œuvre sacrée de la nature, toute conception doit être enveloppée du triple voile de la pudeur, du silence et de l'ombre. »