L'ambiance de l'époque a sur nous des effets comparables à ceux du sentiment amoureux. Nos jugements, que l'on croit clairs et libres, sont en réalité constitués, musclés, dopés, boostés, présentés comme évidents et lumineux, non par notre raison, mais par une onde immense, que ce soit par la puissante vague de l'air du temps (le Zeitgeist, qui est très Zeit et très peu Geist), ou bien par le déferlement des hormones. La certitude de juger par soi-même, et de juger bien, est d'autant plus grande qu'elle est moins fondée. Pour être sûr de soi de façon aussi monolithique, il faut ne pas penser par soi-même (donc ne pas penser vraiment), mais être le pantin de quelque force autre et infiniment supérieure à notre chétif jugement. Notre moi n'a de part à ces choix que par une mince superficie brillante qui suffit à nous leurrer ; tout le solide, l’épaisseur, l’Hinterland, nous est étranger.
Il faut sortir de l'amour, sortir de l'époque, pour que se rétablissent les justes proportions, par disparition de tant de force et de chaleur étrangères.
Sagesse des méthodes d'autrefois : on entraînait les esprits à la pensée sur des sujets bien anciens, bien fanés, qui n'intéressent plus personne, qui ne provoquent plus des flots d'enthousiasme pour ou contre. Dépassionner ; juger à distance ; sortir de cette grande vague où se perdent les individualités et où se noie la liberté du jugement. Pour se former l'esprit, réfléchir sur ce dont il n'est question ni dans les média, ni dans la cour de récréation, ni autour de la table familiale. Réfléchir uniquement sur ce qui n'intéresse pas. Car l'intérêt empêche de penser.