Son Journal intime (17 000 pages) semblait impubliable dans son intégralité. Et pourtant les Editions "L'Âge d'Homme" en ont fait, en 12 volumes, un des fleurons de l'édition du XX° siècle. Grâces soient rendues à ceux qui ont mené à bien ce labeur colossal et scrupuleux.
Et pourtant... Et justement... Hormis les bibliothèques solides et quelques érudits, nul ou presque ne dispose de ce monument.
Sitôt la mort du grand velléitaire, son ami Scherer a procuré, avec une préface de qualité, deux volumes d'extraits, ce qui n'est pas si mal, réédités ensuite avec quelques modifications. En 1923, Bouvier, neveu de la légataire du Journal [et grand-père de Nicolas B.], en a publié 3 volumes (édition que je n'ai pu consulter).
Amiel n'a donc pas été oublié. Mais la vision qu'on a eue de lui a été très limitée, et surtout très sélective (le public n'en retient que le "paysage / état d'âme"). Scherer par exemple conserve le meilleur, le plus intelligent, le plus beau, le plus fin, et gomme pudiquement les ressassements, les vétilles qui sont le tissu conjonctif de cette vie toujours en panne. Il en ressort un auteur posthume de belle envergure, bien nettoyé de ses palinodies, de ses minuties pourtant essentielles. À le lire, il semble que "de minimis non curat prætor ».
Il en advient des mécomptes analogues à ceux concernant Léon Bloy, qui connut un sort parallèle : un "Journal inédit" immense, ressassant, effroyablement pathologique, et précisément passionnant par cela même qu'il nous montrait la rumination quotidienne d'un cerveau... spécial (litote exigée par la charité chrétienne). Le Journal publié de Bloy (2 volumes en Bouquins) ne manque pas d'intérêt ; mais toute l'écume des jours en a été ôtée. Heureusement là aussi, "L'Âge d'Homme" nous a fourni quatre énormes volumes qui n'excluaient strictement rien du quotidien du fameux "mendiant ingrat". Juger Bloy sur son Journal publié, c'est se méprendre, faute du cauchemardesque terreau de ces journées de froid, de faim, de litanies, de misère, d'absinthe et d'Eucharistie.
Le vrai Amiel est dans les douze volumes, et pas ailleurs. Il n'apparaît que dans le contraste entre le sentiment d'impuissance, répété ad nauseam, et les éclatantes preuves contraires qui les illuminent de temps à autres (mais ces temps suffisent à en faire un très grand auteur). Tantôt on a vu en Amiel un velléitaire nombriliste, un stérile onaniste du vague à l'âme ; tantôt un poète (en prose) et un penseur, un psychologue des profondeurs. Une face, ou l'autre. Un esprit de haute volée, ou un fétu pathétique.
Actuellement, si l'on veut se faire une idée du Journal, on dispose, hormis l'édition monumentale, de deux publications qui ont le mérite d'exister, mais qui posent des problèmes différents.
Depuis 2006, un reprint des 2 volumes de Schérer (Elibron classics). Mais, outre les problèmes susdits, on a pour cela repris l'édition de 1885, où manquent bien des textes splendides, qui se trouvent dans l'édition de 1911 par exemple. On peut consulter ces deux volumes, mais il faut savoir qu'on y perd.
Depuis 1987, aux Editions Complexe, une anthologie préfacée et établie par Roland Jaccard. Inutile de dire que c'est sur ce mince volume qu'on tombe inévitablement et depuis longtemps si on veut aborder cet auteur : très diffusé, bon marché, préfacier connu. Mais le titre est équivoque : "Du Journal intime". Ce qui signifie : "extraits du Journal intime", et aussi, ce qui est plus retors : "extraits du Journal intime à propos du Journal intime" (out of, mais aussi about…). C'est donc une anthologie extrêmement sélective qui est proposée : le Journal parlant du Journal. Ce serait très bien si on disposait par ailleurs d'une édition accessible. Un point de vue aussi restrictif ne rend en aucun cas justice ni à la personnalité, ni à la pensée d'Amiel, mais le montre, si c'est possible, encore plus introverti qu'il ne le fut. Nulle trace ou presque de lectures, de cours, de promenades, d'amitiés, à peine quelques palinodies, celles, autoréférentielles, concernant... le Journal. Mais ce n'est pas tout. La préface est pour le moins étrangement ciblée, puisqu'elle n'aborde presque qu'une seule question : un journal intime est-il une auto-analyse ? On finit par nous dire que non, ce pour quoi nous n'avions guère besoin de préface. Les extraits d'Amiel, regroupés par thèmes, sont suivis par des extraits du même concernant les autres diaristes : ce n'est pas là qu'il brille des ses plus beaux feux, même s'il y a à grappiller.
Mais, coup de grâce, flèche du Parthe, in cauda venenum, finem non lauda, une anthologie de jugements sur Amiel où le pire voisine avec le moyen. Au mieux, un Thibaudet opportun, un Valéry qui, "rapide ou rien" selon sa coutume, compare ses propres Cahiers et le Journal, en 10 lignes définitives. Au pire : un Julien Green qui en a lu "quelques pages", et n'a pas aimé ; un René de Weck disant qu'Amiel est une "noix creuse" relevant de la psychiatrie. Entre les deux : un Mauriac qui considère combien le protestantisme est néfaste aux âmes (on s'en serait douté). Heureusement, quelques lignes d'Angelo Rinaldi ont le mérite d'une grande drôlerie, la froidure genevoise étant une cible exquise pour un humour vachard.
Hormis le choix des pages (choix contestable dans la mesure où, dans le titre, il est annoncé sans l'être) le problème de cette anthologie de jugements est qu'elle émane de gens qui, intelligents ou non, de bonne ou de mauvaise foi, ont inévitablement eu d'Amiel une connaissance très limitée, mutilée, orientée. En 1987, l'édition complète ne faisait que commencer, et on ne peut pas leur en tenir rigueur. Renan parlait en 1887 de l'anthologie Scherer.
Que le lecteur sache que l'on se fera une idée du Journal si on lit ne serait-ce qu'une centaine de pages de rang, dans un volume quelconque de l'édition "L'Age d'Homme", si on peut la consulter en bibliothèque. Un tel bloc pris à l'aveugle est plus vrai que cent morceaux choisis, car il sera une "coupe" (minéralogique, histologique) authentique, et non un "choix" (toujours orienté). C'est le parti qu'a pris l'excellent Georges Poulet qui, bronchant comme on peut le comprendre devant l'Océan, s'est limité, dans sa très (trop) brève "Etude sur le Temps humain" (t. 4) consacrée à Amiel, à l'analyse d'une seule année (1857). Mais on le sent pour une fois bien gêné aux entournures, lui qui a en général les coudées bien franches dans l'espace de son vaste savoir.
Il n'y a donc, entre l'océan et la flache, qu'un intermédiaire (la rééd. de Scherer), qui est certes pieux, mais dont justement la piété fausse passablement les perspectives.
Evolution de son image :
Entre les extraits de Schérer et l'édition complète de "L'Age d'Homme" :
- en 1921, des fragments du Journal ont paru dans la NRF, présentés par Jacques Rivière.
- en 1922, Bouvier a publié ses 3 vol. d'extraits du Journal
- en 1927, il a publié "Philine" (préf. par E. Jaloux)
- en 1935, il a publié "La jeunesse d'Henri-Frédéric Amiel : lettres à sa famille, ses amis, ses amies, pour servir d'introduction au Journal intime, 1837-1849"
C'est vraisemblablement suite à ces diverses publications que l'image d'un Amiel "pur penseur" dessinée par Scherer a été soudain remplacée par celle d'un Amiel dominé par ses problèmes psychologiques, ses inhibitions etc.
Il est bon de lire la partie consacrée à Amiel dans volume Intérieurs de Thibaudet (Baudelaire, Fromentin, Amiel), opportunément réédité par Gallimard, "Les Cahiers de la NRF", mars 2010, 258 p.