samedi 30 janvier 2021

Proust, Gary et Céline en parallèle (+ Jean Carrière)


[reprise complétée d'un ancien billet]


Un même thème, traité de façons très différentes ; point de vue affectif maternel chez Proust et Gary, crûment sexuel (comme il se doit) chez Céline : la complète satisfaction, fournie dès le début, devient une malédiction, car tout ce qui viendra par la suite ne pourra être que décevant. Plus rien à attendre. Comme chez Platon avec les Idées, comme pour Emma Bovary avec les rêveries romanesques, tout sera misérable comparé à cette perfection première.


Proust, Du Côté de chez Swann : 

"[...] à l’heure où s’éveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais inséparable de lui – je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non ; de même que ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles, et qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’une intention qui ne fût pas pour moi – c’est que ce fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de l’oeil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j’aimais à l’égal du reste [...]"


GaryLa Promesse de l'aube 

"Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais.  On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d'amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus de puits, il n'y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l'aube, une étude très serrée de l'amour et vous avez sur vous de la documentation. Je ne dis pas qu'il faille empêcher les mères d'aimer leurs petits. Je dis simplement qu'il vaut mieux que les mères aient encore quelqu'un d'autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n'aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine."


CélineVoyage au bout de la nuit 

"Robinson m’a raconté comment il avait débuté dans la vie. Par le commerce. Ses parents l’avaient placé, dès ses onze ans, chez un cordonnier de luxe pour faire les courses. Un jour qu’il effectuait une livraison, une cliente l’avait invité à prendre un plaisir dont il n’avait eu jusque-là que l’imagination. Il n’était jamais retourné chez ce patron tellement sa propre conduite lui avait paru abominable. Baiser une cliente en effet aux temps dont il parlait c’était encore un acte impardonnable. La chemise de cette cliente surtout, tout mousseline, lui avait produit un extraordinaire effet. Trente années plus tard, il s’en souvenait encore exactement de cette chemise-là. La dame froufrouteuse dans son appartement comblé de coussins et de portières à franges, cette chair rose et parfumée, le petit Robinson en avait rapporté dans sa vie les éléments d’interminables comparaisons désespérées.

Bien des choses s’étaient pourtant passées par la suite. Il en avait vu des continents, des guerres entières, mais jamais il ne s’était bien relevé de cette révélation."


Carrière (Jean), Le Prix d’un Goncourt, éd. Omnibus p. 924 : 

"Malheur à ceux qui ont connu les suprêmes félicités de l’enfance, bercée par la merveille, dans le jardin clos où fleurissent les enchantements vénéneux.”