Une obstétrique fantasmatique
Chez Céline, les entassements, les enfouissements sont innombrables (plus oniriques que réalistes) ; ils se font souvent sur les personnages mêmes (narrateur ou autres ; narrateur et autres). Il faut donc s'en sortir, selon des modalités qui ne sont pas sans évoquer des accouchements. Parfois, du fait de cet éclairage, certains détails acquièrent une forte résonance fantasmatique, qu'un obstétricien pourrait désigner et expliquer. L'obstétrique a toujours été pour le Dr Destouches un sujet de prédilection (association vie-mort ; sang, douleur ; seule vraie pornographie).
Il faudrait procéder à une relecture systématique de l'œuvre pour repérer tous ces passages, et en faire un bel article savant.
Dans ce très pénible fantasme d'accouchement, le narrateur, ou le personnage, est pressé, compressé, gêné, souvent menacé par une foule de de râleux, hostiles, bruyants. Ça se passe mal ; ça passe mal. Cette accumulation (de choses, de substances, de matières) engloutit le narrateur dans une obscurité étouffante où — c'est le pire — il n'est pas seul ; et, du fait de l'équivoque typiquement célinienne entre vie et mort, entre naissance et trépas, les concurrents dans la naissance sont souvent... des morts.
(le thème est déjà chez Balzac, dans Adieu ; cf. :
http://lecalmeblog.blogspot.com/2019/12/balzac-et-celine-le-retour-du-mort.html).
En outre, par un échange bien célinien entre individualités, entre idées, entre fonctions, on ne sait pas trop, dans la confusion, quel morceau est à qui ; ni qui est l'enfoui et qui est le désenfouisseur. Souvent, l'accoucheur est lui-même en état d'être accouché (de même que le médecin est malade, que l'anarchiste s'engage dans l'armée, etc.). Accoucheur et accouché(e) se confondent presque, comme le fossoyeur et son fossoyé. Féerie va jusqu'à l'auto-accouchement : le narrateur s'extirpe lui-même, comme un Münchhausen de l'obstétrique.
On notera que le Voyage est encore à peu près exempt de ces formes d'engloutissement / désengloutissement, même si bien des déplacements du héros se font déjà sur le mode assez suspect de l'évasion, du désengluement ("explication" à Molly du retour en Europe). Peut-être l'avancée stylistique ne le permettait-elle pas encore. Peut-être la pathologie était-elle moins prononcée. Probablement les deux, solidairement.
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Mort à Crédit :
Pléiade p. 962
[après l'attaque du Génitron, Ferdinand extirpe Courtial]
"Je crie !... J’appelle !... « Courtial ! Courtial !... Debout ! debout ! » Nous hurlons ensemble avec les agents... Une fois ! deux fois ! dix fois !... Je repasse au bord de tous les trous !... Je me penche encore sur les abîmes !... « Il est sûrement au bordel ! » qu’il me remarque l’autre, le triste aspic !... On allait abandonner... quand subitement j’entends une voix !
« Ferdinand ! Ferdinand ! T’as pas une échelle ?... »
C’est lui, c’est lui ! Y a pas d’erreur ! Il émerge d’un profond glacis... Il se dépêtre à grands efforts !... Il a la gueule en farine... On lui lance une forte corde... Il s’agrippe... On le hisse ! Il est sorti du cratère !... Il est indemne !... Il nous rassure !... Il a seulement été coincé, surpris, enserré, absolument fermé à bloc entre la cloche et la muraille !..."
Pléiade p. 984 :
[de retour au bien nommé "Génitron", Ferdinand tire Mme Courtial des gravats]
"Elle a biglé un interstice entre la muraille et la cloche... Elle s’est faufilée toute seule... Elle a disparu dans le noir... Je l’entendais qui farfouillait dans tout le fond de l’abîme... Je l’ai rappelée alors... j’avais trop la trouille... Ça faisait de l’écho comme dans une grotte... Elle me répondait plus... Au bout peut-être d’une demi-heure, elle s’est remontrée à l’orifice... C’est elle qui m’appelait à son aide... Je l’ai rattrapée heureusement par les anses de son caraco... Je l’ai hissée de toutes mes forces... Elle a émergé en surface. Elle était tout enlisée dans un bloc d’ordures... C’était plus qu’un paquet énorme... J’ai tout souqué sur le rebord... C’était extrêmement pénible !... Y avait une dure résistance... Je voyais bien qu’elle tirait quelque chose encore en plus derrière elle... Tout un grand lambeau de ballon !... Tout un empiècement de l’ Archimède !... Une très grande largeur !"
Casse-Pipe
[les soldats dans la mouscaille]
Pléiade p. 30 sq. :
"Il rapportait du purin, des pleines hottes de dessous les chevaux. Ça devenait un grand monticule sur les civières autour de nous. On disparaissait peu à peu, on était recouverts, ensevelis. [...] C'était devenu un haut remblai, une muraille de bouse imposante, la bordure de notre cagna, le complet ensevelissement.
[...] Il en a pas dit davantage l'interlocuteur, il avait encore trop sommeil, il est retombé tout d'une masse dans le tréfonds du trou. Il a repris son ronflement. On était pas mal à vrai dire.
C'était chaud dans le fond de la mouscaille, gras et même berceur. Seulement on se trouvait trop serrés, surtout avec les casques, les éperons, les sabres, les aciers qui se coinçaient de traviole dans les membres, vous crevaient les côtes. Mon voisin le ronfleur, Lambelluch, il s'est réveillé en sursaut atroce, sa carabine lui tordait le cou, il se trouvait net étranglé.
[...] Le crottin autour de nous, de plus en plus culminait. Ça se collait bien avec l'urine, ça faisait des remblais solide des épaisses croûtes bien compactes. Ça déboulinait seulement quand L'Arcille en rapportait. Ça croulait alors sur nous, dans l'intérieur, dans les fissures, ça comblait tout peu à peu. L'Arcille à chaque navette de crottes il venait nous remonter le moral.
Mais j'avais trop de mal à tenir, à pas périr d'étouffement pour bien écouter ses paroles. Je butais dans le fond de l'entonnoir, sous l'amas des viandes entravées, boudinées, malades, souquées dans les épaisseurs, les manteaux humides fumants, tenaillé entre les fourreaux, les crosses, les objets inconnus.
Une grosse coquille à cinq branches me raclait le revers de la tête, me faisait loucher de douleur. Ça devenait tocard comme gîte... Ils pétaient à tire- boyaux les ratatinés, en plein dans le tas, tant que ça pouvait, des vraies rafales bombardières à plus entendre même l'écurie.
[...] Tout le remblai s'était écroulé... On a tout pris sur le manchon. On s'est enfoui davantage... Il fallait étouffer en tas.
[...] Peu à peu, ils ronflaient les autres... Ils s'en foutaient qu'on retrouve plus le mot. Ils pesaient de plus en plus lourd... Ils m'empêchaient de venir à l'air... Je suffoquais! J'étais le têtard.
[..............]
On s'est extirpé de la tanière... On était recouvert de crottins, des croûtes si épaisses, qu'il a fallu pour décoller, se filer des trempes abominables, des baffes à sonner un cheval...
Guignol's band
Pléiade p. 184-185
"La pyramide de compotiers... assiettes ! Ah tonnerre !... Une cataracte !... Le vieux il étrangle de furie... La cliente qu'est devant au comptoir elle glapit... elle bêle d'horreur... Elle veut se sauver... elle peut pas !... Tout retombe sur elle !... Le vieux veut l'aider, l'extirper ! il tire dessus, là par les bottes... il s'arc-boute... ho ! hisse ! et hop !... toute la camelote redégringole !...
« Au secours !... » qu'elle appelle la cliente... Le vieux hurle... « Help ! Boro !... Boro tu m'aides ?...
« Et toi, voyou ? Tu fais rien ?... » Il s'adresse à moi. Je descends... Il me veut !... Je fonce... J'attrape la cliente par les pieds... je la sors du chaos... je la ramène au jour..."
Pléiade p. 201 :
"Pour faire un peu de place, elle tapait dans les monticules, provoquant des torrents de camelotes, tout redégringolait !... quand ça s'écroulait sur elle c'était encore une autre histoire ! qu'elle se trouvait ensevelie... Fallait qu'on l'extirpe de là-dessous... comme j'avais fait pour la cliente..."
Pléiade p. 235
"Je suis embarqué ! boulé ! plati ! toutes les ordures, les madriers me retombent sur la gueule !... J'appelle Delphine... « Delphine ! »... Elle me répond !... Elle est enfoncée dans le sable... elle hurle... elle est pas morte, toujours... tout y est retombé sur la tête !... sous un monticule de bouts de bois... je tâte... je vois rien... je l'attrape... je la raccroche !... par les bottines... je l'extirpe... je l'arrache !... Elle crie... mais c'est rien... elle est comme dans une cuve de sable... sous un monceau de débris de caisses... Je tire le paquet... j'amène tout !... tout ça dans le plein noir..."
Féerie 2, Pléiade :
[Ferdinand enfoui dans les tréfonds de l'immeuble bombardé]
Pléiade p. 403
"je suis bien dans ma flaque... je me recroqueville encore plus... je suis englué au possible... je fais qu'un caillot, je me rends compte... un caillot dans la mare de sang..."
Pléiade p. 427-8 :
"que je me recroqueville encore plus !... d'un bras, sous le tas, sous les plâtras, je racle... je ramène... je m'accumule plein de caillots !... plein la figure... je m'en barbouille... et d'ordures aussi !... il s'agit que je me camoufle."
Pléiade p. 428
"j'adhère trop de partout !... je colle par le sang, les loques, le plâtre !... le plâtre me fait carapace... faudrait que quelqu'un me tire, m'arrache !... [...] Ils m'attrapent à dix ! à douze ! ils vont me décoller ! de force ! « aï ! aï !... » s'ils me font mal !... ils m'arrachent du bas du mur !... « aï ! aï !... » mon veston part avec la peau !... tout adhère !... s'ils s'en foutent !... « ooh ! hiss ! ooh ! hiss ! » Je m'en vais par plaques avec le plâtre ! je sens qu'ils vont m'arracher tout nu !... plus que nu ! nu à la viande !... plus nu que Jules, la peau partie !..."
Pléiade p. 429
"j'ai le temps de voir le trou... et les rebords !... et tous les gens massés autour..."
Pléiade p. 430
"C'est la position tête en bas... avec les plaies"
Pléiade p. 432
"c'est un couloir où il me traîne ?"
D'un Château l'autre, Pléiade p. 78-79
[Émile le LVF, s'extirpe de sous les morts]
"Émile à la fosse... voilà qu’au bout de cinq... six jours... les morts se mettent à s’agiter... même qui dirait grouiller sous lui !... les maccabs... ça se met à bouger, lui remuer dessous !... et sur lui !... et à s’extirper!... positif! se sortir de la fosse... ils s’hissent !... Émile qui revenait de devant Moscou, qu’avait subi trois hivers russes, avait vu quantité d’autres gniafs enfouis d’autrement pires façons !... s’extirper de trous autrement énormes ! cratères, fondrières, des vrais Panthéons sens dessus dessous !... il racontait... il allait pas être surpris!... des amoncellements de débris de tout !... villes entières, faubourgs, usines, et locomotives!... et les tanks, alors! des armées de tanks dans les ravins d’une profondeur que les Champs-Élysées, l’ Arc, l’Obélisque, auraient disparu, enfouis !... facile ! vous dire s’il était préparé, l’Émile ! ni une, ni deux !... pris sous les maccabs, à Thiais, il se raccroche aux loques !... bouts de viandes... bouts d’habits !... et hop ! il s’hisse ! il s’hisse avec ! puisque ça bouge !... soit !... lui aussi ! il profite !... il se fait haler ! oui !... sortir !... et vous pensez si il souffrait ! mais il lâchait pas !...
Nord
Pléiade p. 361-362
[le métro de Berlin]
"Il stoppe !... on est pas seuls à foncer, tous ceux qu'étaient sous le grand panneau... l'attaque de la rame ! ils insistent pas pour comprendre... ils coagulent... foncent... vous diriez New York, cinq à six... faut que ça entre !... vingt fois d'êtres, choses, que ça peut tenir !... vous y feriez entrer tout Berlin la passion qu'ils mettent !... et encore d'énormes baluchons... et la Mairie !... et les Écoles !... de leur violence sur un seul wagon !... que tout ratatine, s'agglutine... ooooh !... à la force pneumatique des portes !... pire que chez nous la République... les Lilas... là-dedans plus à se demander !... faire corps c'est tout ! avec toutes les personnes, pieds, têtes !... mais pas suffoquer aux petits chocs... ptim !... ding !... à-coups des roues ! reprendre souffle au ting ! pas au ptang !... notre greffe Bébert est bien laminé dans son sac par les cinq cents gens du wagon... chaque cahot !... surtout aux stations, le bouchon des « entrées, sorties »..."