Il y a beaucoup de bouches chez Céline, et de bien bizarres, qui mériteraient une étude approfondie. Je me contenterai de quelques remarques générales et d'un repérage.
La bouche est organe de phonation, donc lié au langage, à la pensée, à la littérature - à l'homme donc dans ce qu'il a, en principe de plus élevé. Dans l'Antiquité, on opposait en l'homme les son nobles qui viennent d'en haut, et... les autres. Nombreux sont chez Céline les personnages qui ont des problèmes au simple niveau de la prononciation. La bouillie syllabique de Mandamour, les "bdia" (Courtial), les "mgü" (Nord) etc. : déjà la simple mécanique buccale dysfonctionne. Les langues étrangères sont généralement présentées comme un abominable charabia. Céline insiste toujours sur la matérialité irrémédiablement présente, obscène, déficiente, calamiteuse, de cet organe censé apporter un message spirituel, et qui de fait produit plutôt des bruits.
Puis, outre ce fonctionnement défectueux, Céline associe volontiers la bouche à des fonctions plus basses : la manducation d'abord, bruyante presque toujours, qui contredit la vocation langagière de l'homme et le rapproche de l'animal. Sa conséquence fréquente est la mauvaise haleine, qui semble comme une parodie avilissante de l'Esprit, de la Psychê, souffle divin... (Céline aime à rabaisser ainsi la parole des prêtres). La conversation équivaut donc à un échange de mauvaises odeurs. La manducation est sujette à d'étranges et fantastiques déviations (le petit Jongkind, Frau Frucht).
Mieux (c'est-à-dire, avec Céline, pire) la bouche est souvent associée à l'anus (ceci, depuis l'obstétrique "amusante" de L'Église jusqu'aux descriptions "péristaltiques" de la bouche de Paulhan dans D'un Château l'autre). Il paraît (référence décidément inretrouvable) que certains traumatismes de guerre induisent une prédilection pour les mots orduriers ainsi qu'une confusion entre bouche et anus...). De même il y a chez Céline une pornographie généralisée à toutes sortes de connections incongrues entre organes divers, d'appartenance douteuse. Dans les relations sexuelles, la bouche est plutôt cause et victime d'étouffement qu'organe de respiration ; on n'y fait pas le bouche-à-bouche, mais on y bouche la bouche.
La confusion des lieux du corps se fait en de nombreux sens chez Céline - et chez d'autres, de même génération, c'est-à-dire ayant connu la première guerre mondiale et ses corps déchiquetés (Hemingway) ; Verdun, "académie du cubisme" (F. Léger).
À quoi l'on peut, sans trop solliciter les textes et les thèmes, rattacher une autre thématique hautement célinienne : celle des chiottes bouchées : du débouchage héroïque de Mort à Crédit jusqu'au tsunami de D'un château l'autre (avec un écho "interne" : la constipation chronique du chroniqueur emprisonné au Danemark). Céline bouleverse la polarisation classique - millénaire - de l'homme entre haut et bas, digne et indigne, logos et ordure.
On a étudié le circuit, chez Valéry, entre la bouche qui parle et l'oreille qui entend, le court-circuit narcissique "bouchoreille" ; avec Céline, on préfère ne pas baptiser ses connexions idiosyncrasiques...
L'autre lien à étudier serait entre la bouche et la boucherie. Je l'ai esquissé dans une note ancienne :
http://lecalmeblog.blogspot.com/2010/06/celine-et-valery-bouches-et-boucheries.html
Dès le Voyage, on trouve le pré où les bouchers militaires massacrent les bêtes, annonçant clairement la suite ; puis, rue Lepic un boucher ravi de terroriser le cochon qu'il va égorger, et qui fait généreusement partager son plaisir au peuple (... déjà, dans le Semmelweis : "Et ce fut dans la boucherie une surenchère formidable" - anticipation du dépiautage de Céline lui-même, sans cesse évoqué dans les textes tardifs).
La bouche produit donc des bruits assez indécents (l'écriture est aussi un spectacle obscène) ; mais, quand elle fait sa fonction, elle produit des mots qui sont dangereux, sournois, et qui peuvent mener aux hécatombes, aux boucheries planétaires.
En somme, ce qui sort de la bouche n'est jamais bon. Donc, leit-motiv paradoxal de l'écrivain : il vaut toujours mieux se taire. Peuvent nous y aider : la mer, la musique (pas le chant, qui est menteur) ; la danse ; les animaux (qui meurent sans tralala). Tout ce qui est muet. Cela épargne les malentendus, les mauvaises odeurs, les rivalités, les massacres.
Qu'on n'en parle plus. Qu'on ne parle plus : le cavalier n'a plus de tête, le mari jaloux se suicide d'une balle dans la bouche ; Courtial de même. La solution est radicale.
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Je propose les textes dans l'ordre chronologique. J'ai omis bien des occurrences qui m'ont semblé peu significatives. Je n'ai pas repris les passages sur les chiottes débordantes, ni sur la boucherie. Je ne donne pas les références, qui sont aisées à retrouver. Il doit y avoir des lacunes (mais "ceci n'est pas une thèse"). Les citations ne sont ni ponctuées ni référencées de façon académique.
Limite (une des nombreuses limites) de la recherche par mots et non par notions : la traversée de la Manche, dans Mort à crédit, épisode vertigineux où la bouche ne cesse de vomir et de vociférer, est à peine repéré avec cette recherche du mot "bouche"... La toux aussi serait à considérer (Robinson, Odile Pomaré, dont le nom signifie "qui tousse la nuit")
cf. en complément :
http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouches-complement-la-toux.html
Comme l'ensemble du repérage représente une assez grosse quantité de texte, je le scinderai en plusieurs billets :
La 1° sélection comprend surtout le Voyage.
http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouche-textes-1-voyage.html
La 2°, Mort à crédit et Casse-pipe.
http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouche-textes-2-mort-credit.html
La 3°, Guignol's Band
http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouches-textes-3-guignols-band.html
La 4°, Féerie 1 et 2, D'un Château l'autre, Nord, Rigodon.
http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouches-textes-4-feerie-chateau.html
Complément :
Parret (H.) :
"Aristote ne faisait pas grand cas de la toux qu'il considérait comme un bruit animal, qui peut être produit accidentellement par un être humain sans que toutefois l'existence d'une voix doive être présupposée. Ce jugement est-il trop radical ? Le Stagyrite avait sans doute raison de considérer la toux comme la position la plus "subvocale" sur l'axe continu des sonorités produites par les êtres humains. La toux, moins encore que le cri, ne peut être promue jusqu'à la haute poésie. Elle semble parvenir des régions inférieures du corps, des intestins et du fond des poumons, bruit de détonation, contraction spasmodique, vibration crue, pénétration profonde et jamais articulée dans l'âme qu'elle blesse. La toux est en plus, dans un sens profondément somatique, anti-communautaire."
Herman PARRET, « Bruit, son, ton, voix », Actes Sémiotiques [En ligne], 113, 2010, consulté le 16/01/2022, URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2835,1).QUDigit.e.Qbjea.Ideatifiu) 10.25965/as.2835